A la question de savoir pourquoi Simon Boccanegra est moins populaire que d’autres opéras de Verdi, on incrimine souvent le ténor et la soprano, relégués au second plan d’une histoire d’abord politique. Qu’il s’agisse de la version initiale de 1857, ou de sa révision un quart de siècle après, la réflexion porte avant tout sur le pouvoir incarné par le personnage de Simon, synthèse quasi parfaite du baryton verdien, idéaliste comme Posa, père comme Rigoletto ou Germont, doge comme Foscari… A lui et à ses rivaux, le patricien Fiesco et le plébéien Paolo, les temps forts de l’ouvrage : les duos terribles en forme de bras de fer, les ensembles monumentaux que leurs voix graves coulent dans un bronze magistral, rendant anecdotiques des sentiments amoureux débités en des numéros plus conventionnels par deux jeunes premiers sans grand relief. Radamès excepté, peu de ténors verdiens semblent aussi limités que Gabriele Adorno, gentilhomme génois qui de toute évidence n’a pas inventé la poudre. Amelia, si elle parait plus dégourdie, sert avant tout de faire valoir. Est-ce à dire que des interprètes de deuxième zone suffisent à « faire le job » ? C’est plus ou moins l’option prise par l’Opéra national de Bordeaux dans cette nouvelle production.
Appelés à remplacer Nicole Car et Charles Castronovo, Rena Harms et Joshua Guerrero s’avèrent trop inexpérimentés pour deux rôles aussi difficiles vocalement que sommaires psychologiquement. Elle, d’une jeunesse mutine en adéquation avec l’âge supposé d’Amelia, désavantagée cependant par un timbre ingrat et d’innombrables stridences ; lui, d’une élégance aristocratique qui tombe sous le sens pour un fils de bonne famille, dépassé cependant par les coups de boutoir d’une écriture souvent musclée. Adorno n’est pas Alfredo dans La traviata, rôle qui semble aujourd’hui mieux correspondre aux moyens lyriques et légers d’un chanteur dont les débuts ne datent que de 2013.
© Frédéric Desmesure
Le pari de la jeunesse est-il d’ailleurs le mieux adapté à une œuvre aussi complexe que Simon Boccanegra ? Solomon Howard a beaucoup à apprendre scéniquement et beaucoup à développer aux extrémités de sa tessiture avant que le manteau patriarcal de Fiesco tombe sans un pli sur des épaules encore raides. A l’inverse, Alexandre Duhamel se glisse avec une aisance confondante dans le costume de Paolo, montrant après Mordred dans Le Roi Arthus quel félon il peut être, d’autant plus inquiétant qu’il inspire naturellement la sympathie, d’autant plus dangereux que le timbre est séduisant, le style châtié et la voix longue. N’étaient quelques sanglots superflus, qui supposerait tant de noirceur derrière cet usage approprié de la nuance et de la couleur ? Les méchants ne sont jamais aussi redoutables que lorsqu’ils savent cacher leur jeu.
Si Tassis Christoyannis a davantage de maturité, Simon Boccanegra est également une prise de rôle. A presque cinquante ans, le baryton grec peut désormais envisager une partition exigeant de son interprète tout ou presque : la sensualité trouble des effusions paternelles, une scène du conseil jupitérienne, les teintes crépusculaires d’une des morts les plus poignantes de l’opéra verdien (qui en compte pourtant un certain nombre). Dire le panorama complet serait exagéré. « Plebe ! Patrizi ! Popolo » touche aux limites d’un chant moins héroïque que noble. Mais on admire la manière dont le chanteur déroule un troisième acte sur le souffle et révèle en un savant mélange de murmure et d’éclat l’humanité que laissaient pressentir les deux actes précédents. Couché à terre, le doge est nu et c’est nu qu’il est grand.
Pour sa première mise en scène d’opéra, Catherine Marnas hésite, entre classicisme et modernisme, entre esthétisme et réalisme, entre tradition et transposition. Et comme toujours quand on hésite, le résultat s’avère mitigé. L’usage de rideaux et de vidéos masquent la pauvreté d’un décor unique en forme d’hémicycle, tout à la fois piscine dans laquelle Amelia s’ébat au début du premier acte et salle du conseil. C’est dire si l’écart est grand.
Paul Daniel enfin mène à bon port une partition à cheval sur deux époques sans que les coutures n’en paraissent trop apparentes. Mais le chœur autant que l’orchestre se heurtent aux multiples difficultés d’une œuvre impitoyable. Trop de limites d’un côté en termes de puissance, d’imprécisions de l’autre les empêchent d’occuper une place voulue prépondérante par Verdi, laissant les deux barytons dominer la représentation.