Nous connaissons tous la phrase de Balzac résumant son art de la description et de la mise en scène de ses personnages, « comme une moule à son rocher », et si nous la renversions ? Si c’était le décor qui était généré par les personnages et non l’inverse, si tout ne tournait qu’autour d’eux et non eux qui évoluaient dans un environnement, s’ils étaient les démiurges de leur propre drame ? S’ils n’étaient plus les jouets des Dieux mais les encore puérils et turbulents acteurs de leur propre destin ? C’est le parti-pris d’Andreas Kriegenburg pour la mise en scène de cette deuxième journée de son Ring munichois. Les figurants-danseurs n’incarnent plus des éléments matériels ou immatériels comme dans les deux précédents volets, ils les animent, et sont comme les cheveux de Méduse, les extensions vivantes des personnages. L’idée n’est pas que théoriquement séduisante, elle est diablement efficace. A commencer par cet incroyable dragon qui suscite un souffle d’effroi dans la salle lorsqu’il apparait : Fafner est au centre d’une tête de serpent métallique dont les écailles sont les corps mouvants des figurants. Ou ces formidables murs de la grotte tapissés de morts-vivants qui s’arrachent les vêtements de Mime et au milieu desquels Siegfried évolue sans peur. L’acte I suit la même logique, burlesque cette fois-ci : les figurants font et défont en un clin d’œil magique la demeure de Mime dont ils tiennent les pans de murs, la prairie fleurie, la forêt de l’accouchement de Sieglinde, les illustrations des différentes réponses aux questions de Mime au Wanderer, la peur bouffone de Mime et surtout la forge ubuesque dans laquelle autant de clowns-farfadets réduisent en limaille des images de l’épée dans une déchiqueteuse de bureau, pompe sur des gonfleurs à matelas pour faire jaillir les étincelles-paillettes à chaque coup de marteau de Siegfried, jouent sur d’immenses soufflets, treuils et tuyaux… Le comique cède la place au terrifiant à l’acte II et au tragique à l’acte III : Erda apparait entourée de son armée des ombres, noires de dos et blanches de face, qui se tournent et détournent à chacune de ses prises de parole, et semblent enfermer son silence dans les ténèbres du sommeil, ou incarner sa parole menaçante telle les serpents qui sortent de la bouche de Fanchon dans le conte de Perrault. On regrette seulement l’usage malheureux d’une bruyante bâche en plastique qui recouvre les figurants-brasier du rocher de Brünnhilde, pour vanter la magnifique toile rouge qui emplit toute la scène et au milieu de laquelle trône, tel un hymen, le lit des amants vierges. On ne se dissimulera pas en avouant que Siegfried nous a toujours semblé le volet le plus faible de la Tétralogie, une telle mise-en-scène réussit pourtant à nous tenir en haleine par ses changements de décors à vue à l’intérêt toujours renouvelé.
© Wilfried Hösl
Si Siegfried nous ennuie d’habitude, avouons que c’est d’abord à cause de son héros : après le séduisant et ténébreux Siegmund, Wagner nous livre en héros un crétin des Alpes qui s’amuse à terrifier son père adoptif en lui jetant dessus un ours vivant, face auquel il est d’une ingratitude crasse (qui le sauvera, cela dit), ne connait pas la peur, mais confonds virilité et bestialité idiote, prétends séduire Brünnhilde à grand coups de « Sois mienne ! Sois mienne ! » et parle à son épée comme d’autres parlent à ce qu’ils ont dans le pantalon. Il est bien difficile de s’y identifier, sauf peut-être lorsqu’il évoque sa mère au second acte. Etonamment, c’est la scène que Stefan Vinke réussit le mieux : voix claire et bien placée, intonations délicates, à mille lieues du balourd à l’émission engorgée qui peine à donner du brillant à ses « Nothung ! ». On ne lui reprochera pas un manque de psychologie sur un tel rôle, on regrettera surtout une interprétation certes audacieuse, aventureuse qui n’a pas peur de tout donner au risque de plusieurs fausses notes, mais manquant cruellement d’imagination, débitant son rôle comme un bucheron envoie ses rondins sur la rivière. Tout l’inverse de l’époustouflant Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke : rescapé de la distribution de 2012, il maitrise ce rôle avec virtuosité vocale et dramatique. On a beau connaitre sa duplicité, ses faux élans d’amour paternel à l’acte I nous étreignent. On admire en particulier son art de brouiller les lignes entre le parlé et le chanté, tant l’émission semble dénuée de tous les artifices du chanteur et se plier à toutes ses cabrioles d’acteur. Pour un bref retour, son frère Alberich est toujours incarné par l’impressionnant John Lundgren qui hante sa scène d’un son grave et fantomatique qui semble anticiper celui de son apparition dans Le Crépuscule des Dieux. Face à lui, Wolfgang Koch trouve parfaitement sa place en Wanderer : Wotan déjà diminué et volontiers badin avant de se sentir vaincu, il n’est manifestement pas débarrassé de sa toux mais n’a pas à s’économiser pour le dernier acte comme dans La Walkyrie. On peut donc enfin apprécier son impeccable prononciation (comme tout le plateau d’ailleurs, ce concert de consonnes réjouit l’oreille), son art du phrasé et son timbre clair-obscur qu’il ne violente plus pour faire du son. Retour d’Ain Anger également, de nouveau Fafner après son passage en Hunding, on continue de penser qu’il est d’un luxe inutile pour les quelques phrases du dragon (dont le moment le plus saillant reste de grotesques « Pruh ! »), mais on ne s’en plaindra évidemment pas. Okka von der Damerau continue de subjuguer par son autorité naturelle et ses graves élégamment poitrinés, elle est certes trop bien chantante pour une Erda censée être à la limite de l’épuisement létal, mais on entre là dans de la pinaillerie critique. En oiseau de la forêt, on peut trouver Mirella Hagen une plume acide avec son émission très serrée, elle reste toutefois très séduisante et aérienne. Raison principale de supporter une bonne partie de cette farce puérile, l’apparition finale (sur un socle humain, comme pour l’or du Rhin féminin qu’Alberich avait enlevé) de la Brünnhilde de Nina Stemme justifie pleinement notre patience. On l’a déjà dit, la voix met plus de temps qu’auparavant à se chauffer et les premiers aigus ne sont pas toujours atteints de façon très nette, on ne saurait pourtant réduire sa partition à un saut d’obstacles, et l’artiste nous emmène avec elle à travers le kaléidoscope d’émotions que traverse la jeune femme : joie solaire puis maternelle, angoisse du dénuement physique puis amour fou. Ces montagnes russes émotionnelles de l’adolescente sont métamorphosées par la voix ferme et assurée de Nina Stemme qui sait en varier la puissance avec virtuosité sans jamais être inaudible, on voudrait se lover dans son medium et exulter de concert avec ses aigus, mais nos voisins n’auraient sans doute pas apprécié.
Grand artisan de la réussite de la soirée, détaillons davantage, en essayant de ne pas nous répéter, les qualités de Kirill Petrenko à la tête de son Bayerisches Staatorchester. Concentrons-nous cette fois-ci sur leur art de la nuance : à l’image de leur Brünnhilde, ils jouent des contrastes de volumes avec brio, ruant dans les brancards lors des fins d’acte mais ne déstabilisant jamais les chanteurs qu’ils nimbent d’un soin sonore. Ecoutez par exemple les nombreuses (qui a dit « trop » ?) répétitions du leitmotiv cuivré du dragon : son exécution est toujours adaptée à l’imminence de sa menace et parfaitement intégrée dans le tissu orchestral qu’elle vient enrichir. La pression musicale dans le cerveau de qui suit ces aventures depuis vendredi soir est maintenant à son comble et ne demande qu’à se libérer dans un Crépuscule des Dieux, catastrophe mythologique plus que jamais attendue.