Avant-dernier épisode de saga wagnérienne, Siegfried pose problème à tous les metteurs en scène qui s’attaquent au Ring. Chereau déjà s’en faisait l’écho dans le programme de Bayreuth en 1976* : que veut dire cette liberté totale dont jouit le héros ? Fait-elle de lui un être candide et attachant ? Picaresque et désireux d’apprendre ? Ou enfin est-ce un idiot gentil qui avance de bourde en bourde ? Frank Castorf dynamite Siegfried en traitant tout par la noirceur et l’ironie. La liberté absolue de Siegfried, c’est l’incarnation du chaos. Chaos que l’on retrouve lorsque les crocodiles échappés du zoo de Berlin envahissent la scène (référence à un épisode de la Seconde guerre mondiale) et que Siegfried, serein, leur donne des friandises**. Non programmé par les dieux, le héros déraille : jamais le personnage n’aura été aussi violent (la décharge de kalachnikov pour tuer Fafner), et licencieux. Il partage une brève étreinte avec l’oiseau et passe le duo du 3e acte à s’occuper d’autre chose que de la Walkyrie devenue humaine par amour. N’en déplaise au cœur de midinette de Roselyne, ce duo est déjà dans l’après – le temps marqué par l’horloge du décor défile à toute allure à ce moment là. D’ailleurs Siegfried ne mettra-t-il pas les voiles dès le prologue de la journée suivante ? Cette incarnation du chaos est d’autant plus forte qu’au bois profond et aux murmures de la forêt, Aleksandar Denić, le génial décorateur de l’équipe technique, a substitué la laideur est-allemande d’Alexanderplatz et l’ambiance totalitaire de caméras de surveillance qui épient tout le monde… Cadre idyllique quand la débauche et la dernière turlutte d’une pute (scène Erda/Wotan) se substituent à l’amour. Mais, une fois la Lance des Traités brisée, c’est l’image live de Siegfried triomphant qui est projetée sur les figures tutélaires du marxisme, façon Mont Rushmore : le chaos est venu à bout de tout.
L’équipe de ce Ring continue donc de mélanger les époques, les références, les temporalités, les lieux géographiques et les techniques théâtrales pour constamment interroger la réception de l’œuvre et le projet artistique de Wagner à notre époque. Surtout ne pas faire une production hollywoodienne du Ring (malgré les décors que ne renieraient pas les techniciens du cinéma américain), sorte d’image d’Epinal qu’appelait de ses vœux un de nos lecteurs dans un commentaire récent***. Mais paradoxalement comme Wagner l’avait souhaité : renouveler l’art en et par lui-même. A ce titre et au risque de contredire Maurice Salles, Siegfried apparaît comme l’épisode le plus convaincant jusqu’à présent.
© Bayreuther Festpiele / Enrico Nawrath
Bien entendu les chanteurs n’y sont pas pour rien : Lance Ryan qui posait problème à Roselyne Bachelot et à Christophe Rizoud n’a pas été reconduit. Stefan Vinke prête un timbre plus soyeux et une grande endurance au personnage. Il se plie à la conception du rôle et est crédible de bout en bout en petit tyran. La ligne est belle, même si parfois moins assuré dans le medium. Catherine Foster finit de convaincre qu’elle est arrivée à maturité : lyrisme oui, endurance aussi et aisance sur toute la tessiture. Riante et glorieuse, elle emplit le Festspielhaus d’un splendide « lachender Tod ! » final. Si l’Alberich d’Albert Dohmen semble fatigué et moins présent que lors du Prologue, le Mime d’Andreas Conrad confirme les espoirs qu’il avait fait naitre au Nibelheim. Pour assoir son personnage, le ténor joue de son timbre piquant ainsi que d’un très fort contraste entre legato et un Sprechgesang qui s’aventure parfois à la limite du chant. Dommage que Wolfgang Koch soit plus souvent les mains dans les poches à déclamer ses monologues, car force et vigueur retrouvées après le repos d’une journée, il continue de détailler toutes les facettes de son personnage, du dieu qui tente son va-tout à l’artiste déchu attablé au restaurant. Il part en laissant la note à Nadine Weissmann qui a peut-être rejoint le trottoir pour sa dernière apparition, mais dont la voix a, elle, gardé les splendeurs et l’autorité entendues il y a trois jours. Légère déception pour l’oiseau de Mirella Hagen dont le timbre, acide, peine à charmer malgré une présence scénique magnifiée par son costume ; mais satisfaction pour Andreas Hörl (Fafner), bien plus en place que dans Das Rheingold, même s’il manque encore de projection dans le bas de la tessiture.
Noirceurs et ironies, ce sont deux qualités que Kirill Petrenko met en exergue pendant tout le premier acte de ce Siegfried. C’est un cas d’école d’orchestre, personnage à part entière du drame, comme si la fosse – notamment la petite harmonie – passait son temps à se gausser de la scène. Les deux actes suivants sont conduits de baguette de maitre entre chaleur et lyrisme pour le duo final, poésie et tendresse dans la forêt, quand le volume est toujours dosé avec parcimonie, au service de la scène, au service des chanteurs, au service de Wagner.
* on peut trouver ces programmes aisément ches les antiquaires, dans les rues proches de la gare.
** Chaque année, la femelle et le mâle crocodile s’accouplent et chaque nouvelle année de ce Ring, un bébé crocodile vient agrandir la famille. Cette année ils étaient deux, l’an prochain vous aurez la chance d’en voir trois. Preuve s’il en est que Frank Castorf a de la suite dans les idées.
*** A lire dans les commentaires de ce compte-rendu : « maintenant nous aurions les moyens technique de produire le ring avec la poésie que Wagner voulait, avec un vrai Rhin et des Dieux crédibles….Pourquoi ne pas le réaliser, la vrai audace serait celle du réalisme du livret »