C’est devenu un cliché, mais le temps semble ne pas avoir de prise sur Philippe Jaroussky, comme si pour lui, la « saison des za, saison des amours » allait bel et bien durer toujours. Saison de l’idylle avec le public, qui ne se dément pas, et saison des héros pré-pubères, perturbés par leurs montées d’hormones. De jeunesse, il est d’ailleurs beaucoup question dans le programme de ce double récital : tandis que sa partenaire se coltine les matrones (Hécube « décrépite » pleurant sur les ruines de Troie, la vieille nymphe Linfea tracassée par le démon de midi, ou l’infortunée Pénélope qui attend le retour de son mari voyageur tandis que « fuggono gli anni »), le contre-ténor français enchaîne Satirino, qui n’a pas de poil au menton – à la création de La Calisto, le rôle fut confié à un enfant de dix ans – mais dont la petite queue est « ancor crescente », Valetto, qui peine comme Cherubino à mettre un nom sur ses émotions, ou le marquis de Cinq-Mars, « il dolente garzon » aux joues roses dont Barbara Strozzi déplore le trépas. Mais comme le dit la chaconne de Sances, « Col tempo arte non val », l’art ne peut rien contre le temps, et un jour viendra pour lui le temps des nourrices ridicules et autres personnages qu’assument les contre-ténors vieillissants. En attendant, le chanteur cueille avec raison les roses du succès (même s’il annonce un congé sabbatique pour tout le premier semestre 2013).
Formé en 2007 pour l’enregistrement d’œuvres sacrées de Vivaldi, compositeur dont l’Orlando Furioso et la Griselda les avaient déjà réunis en 2004 et 2005, le couple Jaroussky-Lemieux a tout pour fonctionner à merveille, chacun apportant ses qualités particulières qui complètent celles de l’autre : angélisme du contre-ténor et carnalité de la contralto, voix asexuée du premier et timbre plus « couillu » de la seconde, hédonisme sonore contre dramatisme affirmé… Le duo se reforme ici avec le plus grand bonheur, dans cette musique du XVIIe siècle italien où Philippe Jaroussky a connu ses plus grands succès et où l’adéquation de l’artiste avec son répertoire paraît la plus satisfaisante. En 2002, le chanteur et son ensemble Artaserse alors fraîchement formé s’étaient fait remarquer avec une interprétation époustouflante de la chaconne « Amanti, io vi so dire » de Ferrari ; dix ans après, la performance reste aussi ébouriffante, avec une virtuosité impressionnante dans les guirlandes de notes serrées. C’est aussi le premier morceau que le public s’autorise à applaudir : jusque-là, l’enchaînement sans relâche des pièces vocales et instrumentales, parfaitement élaboré, se semblait permettre aucune interruption, sauf pour l’entracte. Dans un tout autre genre, le lamento tiré de L’Erismena de Cavalli montre une facette différente du talent de Philippe Jaroussky, le versant élégiaque où il ravit par des sons filés et suspendus, d’une voix toujours sonore, jamais forcée.
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Marie-Nicole Lemieux témoigne de la même versatilité, majestueuse et ardente dans la déclamation tragique, hilarante et déchaînée dans les airs allègres et vocalisants comme dans les duos où elle campe une Damigella dessalée qui ne demande qu’à prendre en main son partenaire inexpert, ou une Linfea tourmentée par la chair, arrachant le personnage aux ténors auquel on le confie depuis un demi-siècle, mais le maintenant dans le domaine comique où semblent l’inscrire et la musique et son dialogue avec le jeune satyre. Tout comme les musiciens de l’ensemble Artaserse dont la complicité est flagrante (les premières notes du concert sont confiées à l’admirable percussionniste, bientôt rejointe par ses non moins excellents collègues), l’alchimie est tangible dans les dialogues comiques réunissant les deux chanteurs, véritablement joués comme sur une scène d’opéra, avec tous les gestes et mimiques que peuvent suggérer les diverses situations. Le record est atteint avec la grande chaconne à deux voix de Sances, reprise pour conclure la soirée en guise de troisième bis, à la demande d’un public en délire : le contre-ténor et la contralto se lâchent alors littéralement, rivalisant d’effets comiques, graves appuyés pour la Canadienne, afféteries renforcées pour le Français, en un véritable festival de trémoussements et d’agaceries. En deuxième bis, les chanteurs avaient offerts un très réjouissant « Lidia, spina del mior core » de Monteverdi, où le guitariste de l’ensemble Artaserse était venu jouer le rival indésirable en joignant au duo sa voix de baryton. Et le premier bis, dont on ne sait trop s’il faut l’attribuer à Monteverdi ou plutôt à Ferrari, avait permis un très sensuel entrelacement des deux voix avec – What else ? – l’ineffable duo final de Néron et de Poppée.