La naissance à Milan de la Société Musicale Le Coin du Roi avait excité notre curiosité et notre sympathie, et Forumopera.com avait contribué, en diffusant l’information, à la campagne de levée de fonds sur laquelle repose l’entreprise de cette production de Serse. La collecte n’a-t-elle pas été la réussite escomptée ? Force nous est, dans un compte-rendu qui vise à informer correctement le lecteur, de dire notre déception quant à l’aspect théâtral de la représentation. Sans doute les conditions matérielles, l’exigüité du plateau – le Teatro Litta, situé dans le palais du même nom, fut une chapelle avant de devenir un théâtre au XVIIIe siècle – limitaient-elles déjà à l’essentiel les éléments scéniques, en particuliers les décors. Mais la différence entre les projets de Alessandra Boffelli Serbolisca reproduits dans le programme et la réalisation indique à l’évidence que les moyens financiers nécessaires ont fait défaut. Etait-il judicieux, dans ces conditions, de transposer l’antiquité en actualité du XXe siècle, plus précisément de se référer aux fastes de Persépolis qui entourèrent la proclamation des 2500 de l’empire perse et le couronnement du Shah Pahlavi ? Car de fastueux, sur scène, il n’est malheureusement rien. L’absence du moindre figurant pour représenter suivants ou serviteurs ne trahit-elle pas une indigence cruelle ?
Mais la pénurie ne suffit pas à expliquer notre déception quant à l’interprétation théâtrale. Nous espérions trouver à Milan une réalisation assez haute en couleur pour redonner toute sa sève comique à une œuvre conçue selon le modèle des opéras vénitiens. Le souci d’élégance sur lequel insiste le metteur en scène Valentino Klose dans sa note d’intention a eu pour résultat – c’est notre perception – d’affadir tout éclat, ironique ou narquois, qui eût nui au décorum. Ainsi Elviro est plus raide que peureux et moins porté sur la bouteille qu’à l’ordinaire, et la mise en scène le prive du travesti qui participe du burlesque. Atalanta elle-même n’a pas l’ampleur excessive qui devrait rendre comique cette intrigante, alors que l’interprète semble en avoir l’étoffe. Ariodate manque du côté vieille baderne compatible avec le rôle dans une optique ironique. Serse enfin est d’un sérieux imperturbable, sans que scéniquement rien ne souligne son excentricité et son infantilité. Ce Serse BCBG nous a paru en somme bien guindé, impression à laquelle les costumes, eux aussi d’Alessandra Boffini Serbolisca, en particulier ceux de Romilda, contribuent. Si les éléments du décor évoquent par allusion les ruines de Persépolis, la veste Chanel et la robe du soir imposent leur réalisme au spectateur, en contradiction avec l’esprit de l’œuvre, qui ne prétend pas à l’historicité.
Ces impressions défavorables nées de la conception et de la réalisation du spectacle sont d’autant plus regrettables que, musicalement, la qualité est très haute et assurément méritait le détour. Entre la fosse étroite et profonde, les deux renfoncements qui l’encadrent à jardin et à cour et la tribune, l’orchestre Coin du Roi rassemble environ trente-six musiciens (le programme ne donne ni leur nombre exact ni la liste détaillée). Le continuo, conformément au souhait de Händel tel qu’on peut le lire dans un document conservé à la bibliothèque de Hambourg, est réparti dans les deux niches, théorbe, luth et viole de gambe faisant face à clavecin et violoncelles, disposition qui donnera lieu à des échanges exquis et vertigineux. Ce même souci philologique a conduit Christian Frattima, directeur musical de la Société et de l’Ensemble Coin du Roi, à adopter diapason à 415 et instruments anciens. De ces choix et de sa lecture de la partition découle une exécution musicale d’une grande beauté, où le lyrisme a peut-être la plus belle part, mais susceptible d’éclats, grâce aux trompettes installées dans la tribune, et même de force, évidemment soigneusement contenue. Dans une partition où Händel semble s’être ingénié à rassembler ses procédés les plus éprouvés, Christian Frattima cisèle méticuleusement chaque nuance, y compris certains échos comme échappés des oratorios contemporains ou à venir, qui témoignent de l’évolution du compositeur. Sur la durée totale de l’œuvre, donnée en intégralité, l’extrême rareté de menus décalages témoigne du sérieux de la préparation.
Alessandra Visentin (Amastre) © DR
Si la musique est belle, les voix ne le sont pas moins, quoique inégalement. Pour le rôle de caractère d’Elviro l’incarnation de Claudio Ottino nous semble vocalement et scéniquement sans relief saillant et sans vis comica notable. De même l’Ariodate de Stefano Cianci est digne mais l’agilité n’éblouit pas et le personnage reste d’un compassé discutable. A Arianna Stornello est échue Atalanta ; le timbre n’est pas de ceux qui marquent mais la technique est sûre et l’exécution probe ; mais, nous l’avons dit, scéniquement le tempérament de l’interprète nous semble sous exploité, privant le rôle d’une partie de ses facettes. Amastre, la fiancée dédaignée par Serse, est servie par Alessandra Visentin, voix grave et souple qui s’accorde à une belle désinvolture scénique, et une expressivité du meilleur aloi. Sa pseudo-rivale Romilda est incarnée par Viktorija Bakan, soprano lituanienne de belle présence dont le personnage, entre mondaine et femme d’affaires, évoquait pour nous plus Meryl Streep qu’une jeune fille espiègle et amoureuse – sans être de celles qui laissent abasourdi la virtuosité et l’étendue sont suffisantes pour une interprétation très honorable. Son amoureux transi, le sincère Arsamène, prend corps grâce au contreténor américain Jud Perry, dont la performance, à peine entachée d’une baisse de forme passagère avant la fin du premier acte, mérite l’admiration et le respect. La maîtrise vocale des difficultés techniques, la justesse expressive constante et la tenue scénique ont fait de lui une étoile de la représentation. L’autre étoile est Vilija Miktaistè, interprète du rôle de Serse, à laquelle malgré les réserves déjà énoncées à propos du personnage, jamais « borderline », on ne peut que rendre l’hommage le plus vif : la maîtrise vocale, l’extension, la souplesse, l’agilité, l’aplomb scénique, cette mezzosoprano lituanienne dont la silhouette élégante rappelle Sophie Koch, a manifestement une belle main à jouer ! Impossible enfin de ne pas citer le Ars Antica Choir, dont la qualité faisait regretter la brièveté de ses interventions, peut-être magnifiées par sa position à la tribune de la chapelle primitive.
Saluée très chaleureusement par le public hélas clairsemé, cette première production du Coin du Roi vient donc de prendre son vol. Souhaitons-lui bon vent ! Nous ne pouvons, par complaisance, tromper le lecteur sur la déception née du spectacle. Mais sur le plan vocal et musical ce Serse mérite sans nul doute le détour !