L’ouverture du 42e festival Haendel proposé par l’Opéra de Karlsruhe a lieu cette année avec quelques minutes de retard ; en effet, plutôt que de bloquer le théâtre, les représentants syndicaux viennent (une triade en gilet jaune), avec l’accord de la direction, exposer les revendications du personnel de l’opéra avec notamment des exigences de salaires à la hausse que le public applaudit. C’est ensuite le plus calmement du monde que la Première de la nouvelle production du cru peut démarrer. L’ouverture donne immédiatement le ton du spectacle, quand le rideau se lève sur une scène où se déroule un spectacle de casino alors qu’à l’extrême-droite, sur l’avant-scène, un couple fornique, obligeant le spectateur à vriller de l’œil pour saisir l’ensemble de ce qui est montré. On imagine la réaction de ceux qui n’aiment pas être assaillis visuellement d’entrée de jeu, ce qui perturbe l’écoute : c’est à une débauche visuelle qu’on assiste, et ce n’est qu’un début ! D’aucuns serrent les dents, d’autres sont ravis.
© Falk von Traubenberg
L’intrigue et le genre mixte de Serse permettent de nombreuses facéties et certaines productions en ont largement exploité la veine comique. La mise en scène du jour s’inscrit dans cette tendance et peut concourir pour une place sur le podium de la production la plus drôle. L’abondance de numéros est l’occasion d’une cascade de gags qui, grâce notamment au comique à répétition avec variantes, provoquent l’hilarité (sauf chez ceux dont les dents étaient un peu trop serrées). Après sa mise en scène d’Arminio ici-même en 2016, Max Emanuel Cencic reprend du service et s’accorde toutes les libertés. Hyperactif (il n’est qu’à consulter son agenda pour 2019), le contre-ténor est également doté d’une imagination débordante dont profite le spectacle. On ne s’ennuie pas un instant pendant les quelque quatre heures du spectacle.
Max Emanuel Cencic a transposé l’action à Las Vegas et s’en explique dans un entretien retranscrit dans le programme. Selon lui, Haendel a choisi sept personnages qui valent pour les sept péchés capitaux. C’est la cupidité qui caractérise le mieux le roi Serse qui, non content d’avoir tout, veut plus encore, y compris l’impossible : obtenir l’amour sincère. Son frère Arsamene souffre également d’hybris, car il a droit à l’amour, mais ambitionne un pouvoir absolu qu’il n’aura jamais, ainsi en a décidé le destin. Le fameux platane est précisément vu ici comme l’arbre du destin. Mais d’arbre, nous n’en verrons point (quoique, si, dans le fond trois palmiers en pur plastique rivalisent avec les arécacées du papier peint sans oublier les motifs en feuillage des chemises hawaïennes). « Ombra mai fu » est interprété par Serse au piano (encore des grincements de mâchoires : « Comment, du piano chez Haendel, comment ose-t-on ! »), accompagné par l’orchestre. Il faut préciser que Serse a la tête de Michael Douglas alias Liberace et que les saynètes semblent tout droit sorties du film de Steven Soderbergh. Loin du personnage historique, Serse est ici plus proche du divo castrat ou des stars du kitsch des années soixante-dix. On s’en régale d’autant plus que la parodie oscille intelligemment entre la tragédie (certaines scènes font énormément penser à Genet ou Fassbinder pour Querelle) et la comédie. Si la caricature est salace et le trait forcé, le spectacle ne tombe cependant jamais dans la vulgarité, sans doute parce que la débauche de bling bling qui nous est proposée est loin d’atteindre les abysses de mauvais goût auxquels certains tenants du pouvoir actuels nous ont habitués. Le spectacle dans le spectacle qui se développe devant nous n’est pas sans rappeler Cabaret de Bob Fosse, en une mise en abyme d’autant plus intéressante que les agissements de Serse, qui cumule les succès avec le label « Las Vegas gramophone », n’est pas sans évoquer les exigences et les excès de Caffarelli, créateur du rôle. Entre références raffinées et kitsch absolu, le spectateur est à la fête et ne sait plus où donner de la tête. Rares sont les airs où le protagoniste peut développer ses variantes seul sur scène ; nombreux sont les protagonistes qui s’affairent autour du soliste et c’est toute une faune bariolée qui s’active (des Pretty Women qui font du shopping, une famille qui consomme une glace dans un Diner sorti d’un tableau de Hopper sous acide, un Freddie Mercury tout cuir faisant office de videur dans un bar gay, des Playboy Bunnies mâles et femelles, etc.), dans une profusion clinquante mais impeccablement chorégraphiée. Le résultat est cohérent et jouissif.
Tout cet habillage met merveilleusement en valeur les voix, particulièrement homogènes. Bien sûr, Franco Fagioli sort du lot et en fait des tonnes, mais il est là pour ça… En paon vaniteux toutes plumes dehors (il faut le voir se préparer pour sa nuit d’amour dans la salle de bains rikiki), il s’en donne à cœur joie avec un naturel confondant, donnant l’impression de s’exprimer en parlar cantando, alors que la technique est phénoménale, la performance épique et les moyens gigantesques. Il se permet d’expédier un « Ombra mai fu » au piano (allez donc savoir si c’est lui qui joue ou pas…) tout en artifices et apparemment sans âme, puis distille les effets les plus délirants et les roucoulades virtuoses qui culminent dans le « Crude furie » en apothéose paroxystique. Max Emanuel Cencic, excellent directeur d’acteurs, il faut le souligner, sait également tirer son épingle du jeu et rivalise de jérémiades qui se développent en délicates lamentations dans le rôle du frère, frustré dans son rêve de pouvoir mais finalement comblé dans sa quête amoureuse victorieuse. On observe avec grand intérêt la manière dont le contre-ténor transpose sur scène la « concurrence » qui pourrait être celle qui l’opposerait à Franco Fagioli, alors que les deux approches se complètent et s’harmonisent, Cencic déployant une sensibilité et une intériorité subtile fascinantes. Dans le rôle bouffe d’Elviro, Yang Xu compose un numéro très honnête et fort drôle et l’on peut en dire autant de Pavel Kudinov, formidable dans son personnage de père terrifié par un Serse furibond sans que cela nuise à ses beaux graves. Tout à fait ravissante et très à l’aise en femme convoitée et jalousée de toutes parts, Lauren Snouffer campe une Romilda attachante et épanouie, parfaite dans le lyrisme mais aussi dotée d’une certaine maturité toute en opulences. Ovationnée par le public, Katherine Manley se surpasse dans le rôle frustré d’Atalanta qu’elle pimente avec une technique impeccable doublée de qualités théâtrales époustouflantes. Quant à Ariana Lucas, chacune de ses trop rares apparitions est un régal de verve comique et la mezzo se tire parfaitement bien des difficultés du rôle d’Amastre.
Sous la direction inspirée de George Petrou, les Deutsche Händel-Solisten sont tout à leur affaire et la couleur orchestrale est riche à souhait. On se permet toutes sortes de fantaisies, telles celle déjà évoquée de se plier à l’ornementation d’un piano kitschissime (sans oublier quelques cordes grattées à la guitare par Franco Fagioli, décidément omniprésent), ou encore l’imitation par les cordes de la sonnerie du téléphone. Un régal sur toute la ligne… Au final, l’ovation est immense et quelques semblants de protestation à l’arrivée de l’équipe technique se font rapidement noyer par l’enthousiasme général. Il reste encore des dates pour découvrir cette production et les autres temps forts du festival qui s’achèvera le 2 mars prochain. Par ailleurs, on peut d’ores et déjà prendre ses billets pour le 43e festival programmé entre le 14 et le 26 février 2020 avec entre autres, la reprise de Serse et la nouvelle production de Tolomeo.