Heureux Marseillais ! Dix-huit-ans après une production scénique d’une rare laideur, c’est en concert que Semiramide retrouve la scène de l’Opéra. Mais alors qu’en 1997 le responsable d’alors s’était borné à importer les têtes d’affiche de l’édition 1994 de Pesaro, Maurice Xiberras a composé lui-même la distribution et peut s’enorgueillir d’un résultat à même de soutenir victorieusement la comparaison avec d’autres entreprises similaires. Choisir de monter Semiramide est une gageure, tant l’œuvre est monumentale et tant Rossini y a mis de soi, pour édifier une sorte de « tombeau » à l’idéal vocal et musical qui est le sien au moment même où il perçoit, en 1823, les menaces mortelles que porte en germe le réalisme romantique. Premier hommage à rendre à l’entreprise marseillaise, les coupures sont pratiquées avec prudence et retenue, dans les récitatifs et pour une scène secondaire, assez limitées pour ne pas produire sur la structure les effets « dévastateurs » dénoncés à juste titre par Philip Gossett, corédacteur de l’édition critique publiée par la Fondation Rossini de Pesaro.
Deuxième motif de satisfaction, la direction musicale est confiée à un grand connaisseur de l’opéra italien du XIXe siècle, qui dirigeait déjà les représentations de 1997, Giuliano Carella. On sait d’avance qu’il fera tout pour mettre les chanteurs à leur aise. Ce soutien du chef d’orchestre, fondamental pour animer les récitatifs accompagnés et favoriser les épanchements mélodiques, va de pair avec son sens du drame, qui s’impose implacablement dès l’ouverture. Il dirige la composition où couleurs, intensités et rythmes se suivent, dialoguent, se marient ou se déchirent, reflets d’une situation effrayante et annonces prophétiques de l’inéluctable tragédie, avec une énergie qui cloue l’auditeur dans son fauteuil. Nul doute qu’ainsi il rende justice à la richesse de l’orchestration que Rossini avait développée au San Carlo de Naples, dont l’orchestre était alors un des premiers d’Europe. Cette attention à la pulsation dramatique sera sans défaut jusqu’à la fin, pour notre plus grand bonheur.
Un autre bonheur, justement, réside dans la réponse de l’orchestre, qui s’embarque sans barguigner dans l’entreprise et se montre à son meilleur, dans son ensemble et pour les pupitres favorisés par Rossini, des cors au piccolo, aux violoncelles et aux trombones. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, c’est un plaisir de signaler, sans complaisance aucune, la très bonne tenue des chœurs, particulièrement sollicités. Il nous a semblé percevoir un engagement nouveau, peut-être à mettre au crédit du nouveau chef de chœur, Emmanuel Trenque, dont l’arrivée semble avoir ranimé les ardeurs.
Dans Semiramide, Mitrane, le capitaine de la garde royale, et Azema, la princesse de sang royal que se disputent Assur et Arsace, sont des personnages secondaires. Leurs interprètes doivent s’accommoder de rôles courts, réduits drastiquement. Samy Camps chante fort, peut-être pour exprimer l’autorité de son grade, alors que Jennifer Michel est à juste titre gracieusement effacée. Idreno, un prince indien, ne joue lui non plus aucun rôle dans le drame, et n’a même pas de scène avec son rival Arsace, mais Rossini lui a réservé deux airs qui réclament de l’interprète une extension vocale, une agilité et une souplesse hors du commun. En dépit du courage avec lequel il affronte l’épreuve, David Alegret ne semble pas disposer des moyens d’en triompher selon les canons rossiniens, c’est-à-dire avec justesse et élégance, en donnant l’illusion de la facilité. L’ombre de Rockwell Blake, à sa place en 1997, plane sur sa prestation : le timbre du ténor américain n’était pas plus agréable, mais sa maîtrise du souffle et la qualité de ses notes aigües l’ont rendu inoubliable. Force est d’admettre qu’on en est loin.
Reste le quatuor sur lequel repose le drame. Oroe, le chef des Mages, prêtres et astrologues, attend l’heure de venger l’assassinat du roi Nino. La gravité de sa voix exprime celle de sa mission. Quant à l’ombre du souverain, sa voix sépulcrale atteste son origine surnaturelle. Parfois confiés à deux basses différentes, ces rôles sont interprétés impeccablement par Patrick Bolleire, qui leur confère une présence et une autorité très satisfaisantes grâce à une bonne projection et une bonne élocution. Assur est le prince ambitieux qui quinze ans auparavant séduisit la reine et en fit sa complice pour tuer le roi Nino. Les anciens amants aujourd’hui étrangers vont s’affronter, la complicité ancienne se muant en opposition hostile. Suffisant, hargneux, menaçant, sans scrupules, le personnage a une grande scène de folie qui est un « must » du répertoire des basses. Le rôle nécessite à la fois une extension certaine dans le bas du registre et une étendue notable vers le haut, plus la souplesse et l’agilité inhérentes au discours rossinien, permettant aussi bien legato que chant staccato. Pour sa prise de rôle, Mirco Palazzi confirme ses qualités vocales et son intelligence théâtrale. Nul doute que son interprétation ne gagne en force au fur et à mesure qu’il se rassurera sur sa réussite, déjà indéniable. Son rival involontaire, Arsace, trouve en Varduhi Abrahamyan une interprète d’exception. Depuis son Arsace de Montpellier (2010) la voix s’est encore épanouie, si bien que sa prestation, animée par un tempérament dramatique d’une justesse qui fait mouche, fait des auditeurs des « ravis » tant la chaleur du timbre, le jeu des intensités, les variations de couleur, la facilité apparente des agilités et des sauts d’octave ont de séduction et d’emprise. A coup sûr un des plus beaux Arsace qui se puisse écouter aujourd’hui ! Elle a pour partenaire un soprano léger dont la renommée ne cesse de grandir et à qui Pesaro a accordé ses galons de rossinienne patentée, Jessica Pratt, qui effectue une prise de rôle. Sans doute pourra-ton préférer, pour un personnage créé par Isabella Colbran, une voix plus sombre, au centre et aux graves plus sonores. Sans doute pourra-t-on trouver que cette Semiramide manque quelque peu de l’autorité vocale qui va de pair avec celle d’une femme de pouvoir. Mais qui pourra lui dénier cette maîtrise technique superlative, grâce à laquelle aucune des exigences et des raffinements de l’écriture de Rossini ne lui résiste et qui lui permet de vertigineuses variations ? Si certaines outrepassent ce que l’on sait de la pratique rossinienne, les hédonistes oseront-ils s’en plaindre ? Sa voix et celle de Varduhi Abrahamyan se marient à merveille et leurs duos sont des moments où, suspendus à leurs lèvres, on voudrait arrêter le temps. C’est du reste vrai que tous les duos, trios et ensembles sont d’excellentes réussites, où la musicalité des interprètes l’emporte toujours sur la tentation des egos. Sur trois heures quarante de musique, le bonheur n’est pas continu, mais qu’il est intense ! Encore deux soirs pour y goûter !