Il est des chefs auxquels on donnerait, sinon le bon Dieu sans confession, du moins toute la musique sans concession. Sir John Eliot Gardiner est de ceux-là qui, du haut de leur longue carrière, semblent n’avoir qu’un geste à faire pour offrir au mélomane les plus grands plaisirs qu’il soit permis d’attendre d’un concert. La Semele proposée lundi 8 avril à la Philharmonie de Paris (quelques jours après une autre Semele de concert, au Théâtre des Champs-Elysées) marquait le début d’une tournée internationale comptant une poignée de rendez-vous prestigieux – Barcelone, Londres, Milan et Rome. Pour l’occasion, on a vu les choses en grand : version de concert, certes, mais avec mise en espace signée Thomas Guthrie, solistes et chœurs chantant sans partition, et costumes distinguant les mortels (tenue de soirée classique) des dieux (vêtements souples en lin coloré). Sous des éclairages très travaillés, les artistes jouent véritablement, se déplaçant d’un bout à l’autre du plateau et incarnant leur personnage ainsi qu’ils le feraient sur une scène de théâtre. Il ne s’agit donc de donner les pleins pouvoirs à la musique, au texte, déclamé avec un soin tout particulier, mais sans se priver totalement des effets du jeu dramatique : une fois de plus, l’efficacité d’une version de concert bien préparée est démontrée avec brio.
On glissera sur le marketing, qui vend au chaland « Handel’s sexiest opera », et l’on ne retiendra que cette affirmation selon laquelle Semele serait en fin de compte le premier opéra de longue durée en anglais, même s’il prit à l’origine la forme d’un oratorio, interprété pendant le Carême (malgré son sujet à caractère « explicite »). Près de quarante ans après avoir enregistré l’intégrale parue en 1993, John Eliot Gardiner remet l’ouvrage sur le métier, et l’on comprend dès les premiers instants qu’une soirée mémorable commence. Par le mordant des attaques, le côté presque râpeux des cordes, l’ouverture s’impose immédiatement comme tout autre chose qu’un passage obligé, et ce sentiment d’urgence expressive ne se démentira pas une seule fois. De la saveur orchestrale des English Baroque Soloists, on citera comme seul exemple le duo de bassons qui accompagne la visite au dieu Somnus, mais le concert fourmille de moments où les instrumentistes montrent de quoi ils sont capables dans ce répertoire qui leur est familier. Chantant dans sa langue, le Monteverdi Choir est dans une forme éclatante et subjugue par sa capacité d’investir de sens chaque mot, chaque syllabe, tout en jouant la comédie comme si un jeu de scène particulier avait été attribué à chaque artiste.
Avec pareil écrin, il n’y avait plus qu’à réunir les meilleurs solistes possibles… Et sur ce plan-là aussi, la satisfaction est totale. On l’avait remarquée en Atalanta dans un Serse donné à Francfort : la soprano Louise Alder sera pour beaucoup la révélation de la soirée, par la qualité de son timbre, par sa virtuosité irrésistible, notamment dans « Myself I shall adore » et « No, no, I’ll take no less » (même si Semele est loin d’être le plus exigeant des rôles haendéliens dans ce domaine) et par ses dons d’actrice – ah, ces moues boudeuses chaque fois que Jupiter se dérobe à ses ardeurs ! Pour rendre visite à la mortelle, Jupiter prend la forme juvénile et tendre de Hugo Hymas ; le ténor avait déjà fait preuve de ses talents dans La Création dirigée par William Christie, l’an dernier dans cette même Philharmonie. Face à ces deux Britanniques, les autres grands rôles sont confiés à des chanteurs issus du continent. On ne présente plus Lucile Richardot, époustouflante Junon et pudique Ino, le plus drôle étant le moment où l’une se fait passer pour l’autre, grand moment de comédie. La voix impressionne par sa densité et ses couleurs, et l’actrice est stupéfiante d’autorité : il est temps que notre compatriote puisse aborder les grands rôles dont elle a amplement l’étoffe. D’Italie viennent Athamas, un Carlo Vistoli dont le léger manque de puissance sonore est compensé par l’investissement dramatique, et surtout Cadmus/Somnus, le remarquable Gianluca Buratto, qui donne à entendre une réelle voix de basse comme il en faut pour servir Haendel et comme on en rencontre hélas trop peu.
Des rangs du chœur sortent quelques chanteurs pour les rôles moins exposés, notamment Emily Owen dont l’Iris réussit à exister à côté de Lucile Richardot, l’exploit n’est pas mince, Daniel D’Souza, remarquable Grand-Prêtre, Alison Ponsford-Hill à qui est réservée l’air « Endless Pleasure », interprété d’une voix délicieusement fraîche.
Pour que l’opéra surmonte tous les obstacles qui se dresse sur sa route, suffirait-il donc donner les pleins pouvoirs à Sir John Eliot Gardiner ?