Les Lieder de Schubert orchestrés par d’autres compositeurs : longtemps on les a ignorés, au mieux considérés comme d’aimables anecdotes, distrayantes mais guère indispensables aux harmonies et aux couleurs originelles, quand il ne s’agissait pas d’ornementations inutiles au goût parfois douteux, comme de grossières têtes de caribou cousues sur de sublimes chaussettes en fil d’écosse. Il y a une quinzaine d’années, la Cité de la musique, déjà, offrait l’occasion de réviser ce jugement, en invitant le Chamber Orchestra of Europe, Claudio Abbado, Anne-Sofie von Otter et Thomas Quasthoff à explorer les orchestrations de Berlioz, Brahms, Britten ou Webern. Paru chez Deutsche Grammophon, le disque issu de ces concerts avait alors fait grand bruit.
La Cité de la Musique permettait cette fois à Matthias Goerne de s’illustrer dans les arrangements d’Alexander Schmalcz, pianiste qui l’accompagne régulièrement lors de ses récitals. Ses orchestrations ne sauraient être soupçonnées de vulgarité : écrites pour un effectif réduit, elles ont soin de ne pas surcharger la mélodie ni d’étouffer le chanteur ; elles ont même le bonheur de ménager, dans « Abendstern » ou « Alinde », de superbes solos pour les bois.
Et Goerne ? Ceux qui ont entendu son anthologie Schubert égrenée au fil des ans chez Harmonia Mundi savent la force inestimable de son legs dans ces pièces, le mélange unique de rusticité bourrue et de suprême raffinement offert par les moirures du timbre. Il arrive que la scène, notamment dans des acoustiques compliquées, ne magnifie pas les beautés de ce timbre. Le risque est décuplé quand le piano est remplacé par un orchestre, fût-il de chambre. Et en effet, il faut les premières mesures du « Fischers Liebesglück » pour se faire à une voix qui sonne désormais confidentielle, à des nuances dont la subtilité frôle parfois l’imperceptible. « Ganymed » ou « Pilgerweise » montrent pourtant que quand il veut, l’instrument garde quelque ressource en termes de projection, mais ce n’est simplement pas la priorité de Goerne : la résolution meurtrie des derniers vers du « Heimweh », la joie voilée d’« Alinde » qui charrie toutes les désillusions à venir,… tout son art se trouve là, pas tant dans la clarté du mot que dans l’intelligence de la phrase, qui porte toujours l’héritage de la phrase d’avant en cédant le chemin à celle d’après ; ce sont ces lignes, sculptées avec un art absolument unique, que l’on est toujours trop heureux d’admirer, même de loin.
Et même de loin, on apprécie pleinement le jeu du Kammerorchester Basel que mène avec fougue (le parquet crisse sous ses pieds quand il fait des bons) son premier violon Daniel Bard, aussi souple que pourrait l’être un seul accompagnateur, coloré mais sobre, laissant le chanteur libre de faire affleurer à sa guise toutes les émotions qui lui dictent ces pages. La Marche en ré majeur et la Sérénade « Posthorn » de Mozart, qui entourent les parties chantées, sont alors, plus que des agréments, la continuité, rigoureuse et presque austère, d’une soirée sans faute de goût !