En cette période de vacances scolaires, le Théâtre des Champs Elysées ne fait pas vraiment le plein : peut-être était-il risqué de confier à une formation baroque qui ne compte pas parmi les plus célèbres et à une distribution sans véritable star ce Vivaldi de jeunesse au livret plus qu’extravagant, avec intervention d’un spectre et d’une dea ex machina, où enlèvements et travestissements viennent encore compliquer une intrigue déjà bien assez embrouillée. Et si l’entracte ne nous avait pas assez opportunément permis de troquer une place au premier balcon pour un fauteuil d’orchestre, l’affaire aurait pu être assez vite expédiée. De fait, la première partie aurait mérité une note sévère : cordes trop souvent en délicatesse avec la justesse, flûtes nous gratifiant de couacs retentissants, et brochette de chanteurs dont, pour plusieurs d’entre eux, les graves ne montaient pas jusqu’aux étages supérieurs.
Enfin l’entracte vint, qui permit de revoir notre jugement de fond en comble. Une fois au parterre, plus besoin de tendre l’oreille pour capter les nuances de la direction alerte de Stefano Molardi : l’orchestre de Vivaldi se révèle chatoyant, varié, nerveux. Le pupitre des cordes reste un peu difficile à accepter par instants, mais au moins peut-on profiter pleinement de l’excellent continuo de l’ensemble I Virtuosi delle Muse, et notamment de la complicité unissant le gambiste et le théorbiste, tous deux très en verve. L’intervention du psaltérion constitue un moment de grâce, pour le très bel air de Giustino concluant le deuxième acte, « Ho nel petto un cor si forte ». La partition a fait l’objet de coupes, bien sûr, mais l’on se situe dans un juste milieu entre l’intégrale absolue enregistrée par Estevan Velardi et le charcutage livré par Alan Curtis dans leurs enregistrements respectifs, tous deux sortis en 2002.
Surtout, ce fauteuil d’orchestre occupé dans la deuxième partie du concert nous a donné l’occasion d’apprécier les mérites de la distribution vocale, qui se révèle mieux qu’à la hauteur. La création de Giustino ayant eu lieu à Rome, le cast était en 1724 exclusivement masculin, et majoritairement composé de castrats. Les deux ténors sont beaucoup moins bien lotis que leurs collègues : Vincent Lesage en Polidarte n’a presque rien à chanter, et même l’excellent Ed Lyon n’a droit qu’à des airs virtuoses, aux vocalises ultrarapides, sans aucun de ces moments d’émotion que Vivaldi était parfaitement capable d’offrir à ses personnages. Dans le rôle du perfide et ambitieux Amanzio, Lucia Cirillo se taille un beau succès, notamment avec son grand air « Or che cinto il crin d’alloro » ; sa voix ne manifeste pourtant pas une personnalité très affirmée. Il apparaît en revanche presque scandaleux que Varduhi Abrahamyan ait été confinée au rôle sacrifié d’Andronico (purement et simplement supprimé au disque par Curtis) : cette voix de bronze, entendue à l’Opéra de Paris dans Giulio Cesare et dans Akhmatova, méritait mieux, et peut-être aurait-elle pu se substituer avantageusement à une de ses consœurs plus généreusement traitées. Ileana Mateescu est, elle, pénalisée par un timbre assez monochrome : le matériau vocal est plus que suffisant pour son personnage, mais sa diction n’est pas assez incisive pour rendre suprêmement émouvant le grand air d’Anastasio, « Vedrò con mio diletto » – qui a attiré des interprètes aussi divers que Philippe Jaroussky ou Sonia Prina – et il lui manque cet art de ciseler les mots qui vaut un triomphe au tiercé gagnant de cette distribution.
Soprano aux graves nourris et aux inflexions sensuelles, Sabina Puértolas est une belle découverte (lire son interview). c’est un plaisir d’entendre dans ce répertoire une voix ferme et chaude, capable de chanter tout autre chose, elle transforme véritablement certains airs vivaldiens connus (« Sventurata navicella », et surtout « Senti l’aura »), et par l’aplomb avec lequel elle darde ses notes, elle fait de Leocasta bien plus que l’oie blanche promise par le livret. Marina De Liso prête au rôle-titre une voix puissante et noire, rompue à l’opéra baroque, et l’on espère la voir un jour dans une version scénique pour juger si son abattage convainc autant que son ramage (elle avait ce vendredi soir orné sa chevelure d’un ravissant plumage rouge). Enfin, Maria Grazia Schiavo n’a qu’un sourire à faire pour mettre le public dans sa poche : Vivaldi a réservé à Arianna quelques-uns des airs les plus séduisants de sa partition, comme l’invraisemblable « Per noi soave e belle », truffé de notes répétées, que la chanteuse hérisse d’aigus lors de la reprise aux ornements plus qu’acrobatiques. Peu avant le chœur final, un duo exceptionnellement développé entre Arianna et Anastasio conclut cet opéra qui prouve une fois de plus que Vivaldi est un compositeur lyrique à part entière. Ne manque encore que le metteur en scène de génie qui saura nous le prouver.