Après sa création triomphale en 2017 à Bâle, la production de Sidi Larbi Cherkaoui de Satyagraha revient à l’Opéra de Flandres. Elle fonctionne toujours autant, si ce n’est encore davantage, au vu de son actualité brûlante. La danse structure toute la proposition du metteur en scène, dont la reprise est supervisée par Shintaro Oue : ce parti pris est judicieux, s’agissant de cet opéra dépourvu d’intrigue à proprement parler. Certes, chaque scène de l’opéra fait en principe plus ou moins signe vers un événement politique de la vie de Gandhi, mais le chorégraphe choisit de s’en écarter pour aborder l’œuvre sur un plan symbolique, comme l’y incite d’ailleurs et en réalité le livret, intégralement tiré de passages de la Bhagavad-Gita en sanskrit.
Presque la totalité des scènes fait ainsi apparaître un ensemble de danseurs, dans une imbrication intime de la parole et de la danse – les chanteurs sont d’ailleurs mis eux-mêmes à contribution, avec un succès assez remarquable de leur part. Le style néo-voguing des chorégraphies, et leur caractère incessant, se prête avec évidence au style très rythmé et répétitif de la musique de Glass. Le décor de Henrik Ahr est minimaliste mais constitue un habile écrin, se limitant à une scène pouvant monter et descendre ou s’incliner.
Tout cela concourt à la création d’époustouflants tableaux, notamment lorsque Gandhi est manipulé, soulevé et retourné dans tous les sens, passant de mains en mains, illustrant la violence qu’il a dû affronter durant son combat politique. « Confrontation and Rescue » est un des sommets de la soirée, voyant Gandhi s’abriter derrière un panneau tenu par Mrs Alexander, ensanglanté des traces de peinture rouge laissées par les danseurs déchaînés. Il en est de même lorsque la scène se soulève pour laisser découvrir les « subalternes », les « dominés », que le monde écrase de sa haine. Les danseurs y apparaissent alors marqués au stabylo du stigmate que la société leur impose, ce qui élargit le propos vers la dénonciation du sexisme et du racisme contemporains. Les costumes de Jan-Jan van Essche participent de l’actualisation du propos puisqu’en dehors de ceux de Gandhi et de Lord Krishna, ils renvoient tous à notre époque moderne. Au total, cette production est toujours aussi puissante visuellement que politiquement.
© Annemie Augustijns
Le plateau vocal, de son côté, est davantage inégal. Stefan Cifolelli offre une très belle voix à Gandhi : l’émission est claire et fine, la texture est parfois sombre, conférant une aura mystérieuse au personnage. Le souffle et la puissance sont également au rendez-vous. Toutefois, c’est l’approche scénique qui frustre quelque peu le spectateur, le ténor demeurant un peu trop monolithique tout au long de la soirée. Le Prince Arjuna de Daniel Arnaldos ne convainc pas tout à fait de son côté, à commencer par sa tessiture : pourquoi avoir choisi un ténor pour un rôle de bariton ? Le parti pris, par ailleurs, d’un Prince Arjuna très en retrait, du fait d’une voix très peu projetée, comme s’il faisait partie du chœur, n’est pas non plus très compréhensible. Ces arbitrages altèrent la dimension épique qui doit empreindre la première scène, « The Kuru Field of Justice ».
Justin Hopkins endosse deux rôles, ceux de Lord Krishna et de Parsi Rustomji, avec grand talent. La voix de basse est d’une profondeur caverneuse et son charisme lui permet de camper ces personnages, notamment celui de Krishna, avec la majesté escomptée. Il en va de même pour Raphaële Green qui incarne une Mrs. Alexander poignante au cours de « Confrontation and Rescue », prenant toute la mesure de la gravité de cette scène, marquée par le poids de l’histoire. Jorge Eleazar Álvarez déploie un baryton soyeux et puissant qui sied parfaitement au rôle de Mr. Kallenbach. Sophia Burgos apporte une grâce considérable au personnage de Mrs Naidoo qui ravit le spectateur. Les aigus de Cahtrin Lange, en Miss Schlessen, sont particulièrement remarqués, cristallins et puissants, et ponctuant chacune de ses apparitions d’une rigueur technique évidente. La Kasturbai de Maren Favela est davantage en retrait mais complète efficacement la distribution.
© Annemie Augustijns
Au pupitre, Jonathan Stockhammer ne se perd pas dans les éternelles répétitions mécaniques de cette redoutable partition. Le chef parvient à créer des contrastes, au niveau du volume comme du tempo, ce qui permet à l’Orchestre de l’opéra de Flandres de maintenir une pulsation vivante et organique. En revanche, la « Conclusion » finale est bien trop rapide, empêchant l’émotion de se déployer pleinement. Il faut enfin souligner le travail très fin opéré sur chacune des apparitions du Chœur de l’opéra de Flandres, dirigé par Jef Smits. Quasiment en sourdine durant « The Kuru Field of Justice » ou même, encore plus osé, durant « Confrontation and Rescue », il sait aussi montrer les muscles durant « Protest ». Cette richesse et minutie contribuent à faire du chœur un personnage à part entière.
Ces limites mineures n’entachent toutefois pas la force esthétique de la production de Sidi Larbi Cherkaoui qui s’impose très clairement comme la meilleure à ce jour, surpassant à nos yeux celle de Phelim McDermott de par sa dimension plus politique et ses chorégraphies bouleversantes.