Créée en 1996, la Femme sans ombre selon Robert Carsen fait partie des rares spectacles modernes à avoir su conquérir l’adhésion du public viennois aussi sûrement que les vieilles productions du répertoire traditionnel. Il est vrai que le metteur en scène n’est pas le plus iconoclaste des artistes, et les plus sensibles aux avatars du Regietheater auront tout juste remarqué la présence d’un homme dans le plus simple appareil pour incarner les fantasmes de l’épouse de Barak. Les décors tantôt réalistes, tantôt symboliques conçus par Michael Levine font passer les personnages de la froide tranquillité d’un intérieur bourgeois à l’agitation bouillonnante d’univers oniriques où leur besoin d’ « ombre » (de maternité pour l’Impératrice, d’amour pour la Teinturière, c’est-à-dire tout simplement d’humanité) ne prend que plus de relief. Dans la ville de Freud, la psychanalyse affleure à chaque instant : les monologues sont l’expression d’un songe, les errances sont psychiques, les conflits, intérieurs. La traduction scénique du postulat se fait parfois laborieuse, quand elle contraint Barak et l’Empereur à manier des armes invisibles, à grand renfort de moulinets brachiaux. Mais on ne louera jamais assez l’intelligence d’un tel spectacle, qui sait déshabiller le chef-d’œuvre du tandem Strauss-Hofmannsthal de ses oripeaux du Conte avec assez de finesse pour ne pas tomber dans la lourde exégèse des nombreux symboles sous-tendant l’intrigue. Les protagonistes, presque invariablement seuls sur scène (les rôles très secondaires chantent au-dessus du lustre, leur voix tombant sur l’auditoire), apparaissent au contraire vivants, et très justement caractérisés, les femmes au premier rang.
Sauf peut-être à la Nourrice : est-ce pour cela que Birgit Remmert ne parvient guère à fasciner, dans un rôle si gratifiant pour les bêtes de scène (Elisabeth Höngen, Marjana Lipovsek) ? Elle pourrait être une sorcière terrifiante, Carsen en fait, pour les besoins de sa transposition « médicale », une infirmière placide, observatrice monolithique et comme ennuyée devant une histoire qui la dépasse. Il en va tout autrement pour Evelyn Herlitzius, Teinturière éminemment « mobile » : mobile dans un personnage capable des pires emportements comme des épanchements les plus tendres et dont elle saisit, d’emblée et d’instinct, les contours hystériques. Et mobile vocalement, des confins d’un grave apeuré aux rebonds d’un aigu fièrement dardé, parfois strident, toujours enthousiasmant. Et Adrianne Pieczonka ferait croire que l’Impératrice a été cousue à sa mesure : le tempérament solaire du personnage, son parcours transcendent depuis les affres du manque et de l’angoisse jusqu’aux lumières de la connaissance de soi, lui conviennent parfaitement. Les notes d’un rôle semé d’embûches aussi, et l’exploit est de taille : les vocalises d’ « Ist mein Liebster dahin ?» sont ciselées avec une précision que très peu de voix d’une telle ampleur savent se permettre, la voix ne semble jamais bousculée par l’ambitus considérable du rôle, la chaleur du timbre ne faiblissant à aucun moment sous le joug de cette partition inhumaine.
Les hommes doivent-ils pâtir quand les femmes rayonnent ? Telle n’est pas la morale de la Femme sans ombre, et tel ne nous sont pas apparus les premiers rôles masculins de cette soirée. Wolfgang Koch est un Barak d’un naturel sidérant, et d’une humanité édifiante : la rondeur de la voix, la générosité de la projection, la bonhomie de la présence scénique sont l’incarnation même de la bonté. Quant à Robert Dean Smith, il donne à sa partition de Heldentenor des phrasés de mozartien.
Les mauvaises langues ajouteront qu’il en va de même pour le volume, mais tous les chanteurs ne sont pas bâtis pour franchir le mur du son que Franz Welser-Möst dresse depuis la fosse. Le maelstrom sonore qu’il attise à la tête d’un orchestre et d’un chœur chauffés à blanc, chez eux dans une œuvre qu’ils maîtrisent dans toute sa complexité technique et esthétique, n’est pourtant jamais bruyant. Riche en couleurs et en nuances, l’orchestre de l’Opéra de Vienne s’épanouit, met en lumière le moindre aspect de l’œuvre, jusqu’à devenir l’un des tous premiers rôles de cette Femme sans ombre déshabillée.