L’opéra de Lausanne ouvre – tardivement – une saison 2010-2011 prometteuse avec Un ballo in maschera. C’est un pari risqué: l’œuvre souffre d’un agencement dramatique discutable, et sa réussite ne va assurément pas de soi.
Le metteur en scène, Philippe Sireuil, présente l’action dans l’Amérique des années cinquante. Riccardo est un président charismatique, entouré de ses conseillers. Certes, la transposition fonctionne: le livret s’y prête de plus ou moins bonne grâce, et la mise en scène est soignée. La filiation cinématographique est évidente et réussie, qu’il s’agisse de l’utilisation du point de fuite, des décors ou des costumes, et la scène prend plusieurs fois l’aspect d’un classique hollywoodien de l’âge d’or. On assiste par exemple à tout le troisième acte depuis l’extérieur de la maison de Renato, par les fenêtres. On appréciera aussi quelques beaux moments, comme ce deuxième acte dans un parking lugubre et brumeux où les phares d’une voiture sont la source d’un halo fantomatique. En somme, c’est soigné, bien fait, de qualité. Mais si cette proposition fonctionne, elle peine un peu à convaincre. Car, au lieu de resserrer l’action d’un livret passablement disparate, elle rajoute une couche supplémentaire qui n’apporte pas grand-chose, et qui, au contraire, déconcentre. L’Amérique des années cinquante, d’accord ! Mais cet univers n’apporte aucun relief supplémentaire à l’action, ne renforce pas le drame : une transposition dilettante, où le monde d’arrivée ne nourrit pas le drame. Quand il ne lui retire pas de ses qualités. En témoigne l’acte IV, situé dans la salle de conférence : le bal entre par intermittence dans la salle, et ressort ; tout se passe donc dans « l’antichambre » – un comble, pour une œuvre romantique ! Riccardo n’est masqué qu’un instant, et « reçoit » des visites jusqu’à se faire assassiner… En somme, tout ce dénouement vers lequel tend le livret, ce bal masqué, cette ultime danse qui donne son relief à l’action, cette configuration qui justifie la soudaineté du coup de poignard, ne sont plus rien. Les choix du metteur en scène ruinent l’apothéose, et rendent le dernier acte navrant de banalité et ennuyeux. On serait injuste de ne pas citer quelques beaux procédés, tel le chœur assis pour les derniers mots de Riccardo, tourné dans le même sens que le public, tandis qu’Amelia, Riccardo et Renato sont tournés vers la salle. On pense un peu, toutes proportions gardées, à ce que Konwitschny avait pu faire pour le final du Crépuscule des Dieux à Stuttgart. Mais cet assez beau final ne rachète pas une production dont le créateur semble penser qu’un choix d’époque se justifie simplement parce qu’il parvient à y plier le livret.
Les musiciens sont-ils parvenus à contrebalancer le bilan mitigé de la mise en scène ? Hélas, le constat est inégal. Roberto Aronica impressionne de prime abord: la voix est solide, le timbre riche, les aigus superbes, un beau ténor pour Riccardo ; verdien, et ce n’est pas rien de le dire. On regrette pourtant une certaine dureté qui fatigue un peu à la longue. Rarement émouvant, il tient un peu de la machine à (belles) notes, et ne charme pas. George Petean est un Renato brillant, le timbre égal sur toute la tessiture, les aigus sont arrogants d’assises et de clarté, le sanglot est là au plus fort de l’émotion et c’est le seul chanteur qui nous aura pleinement convaincu. On est plus réservé sur Adriana Damato. On préférera même oublier sa scène chez Ulrica, plus criée que chantée, en se demandant si ce rôle est vraiment fait pour elle. Les graves sont riches, un peu surfaits peut-être, le médium beau, mais les aigus sont plus que difficiles, autant pour elle que pour le spectateur. Sans être complètement à côté de la plaque («Morro, …» est assez réussi), elle n’emporte pas l’adhésion – on aimerait l’entendre dans une autre œuvre. Mariana Petcheva joue des mécaniques pour Ulrica, offrant au personnage ce qu’on peut en attendre, sans parvenir à se départir de cet aspect de magicienne de foire que lui colle la mise en scène. Enfin, Oscar scéniquement sympathique à la colorature agile, Elisabeth Bailey peine à passer l’orchestre – lorsqu’elle le passe simplement. Un mot sur les deux conspirateurs : Francesco Palmieri est une basse à la voix ronde, riche, et séduisante, tandis qu’on aime moins Manrico Signorini, à l’émission un peu raide.
Saluons enfin la direction attentive et intelligente de Stefano Ranzani, aux tempi pertinents, sachant aussi bien prendre le temps qu’être vif lorsque l’œuvre l’exige, ménageant un tapis orchestral de belle qualité.
Sans que la production soit mauvaise – tout y est fait, au contraire, avec beaucoup de soin -, on a connu meilleurs débuts de saison, et meilleurs spectacles à Lausanne.