Avis aux fétichistes de la contre-note : Susan Maclean, la Lady de ce Macbeth présenté à Lille jusqu’au 27 mai, ne chante pas le ré bémol aigu qui conclut la scène de somnambulisme. Au risque de contredire Renaud Machard qui en 2009 à l’occasion des représentations parisiennes de l’opéra de Verdi1, déclarait qu’il était impossible de concevoir le rôle sans cette note extrême2, cela n’empêche pas la mezzo-soprano américaine de proposer une interprétation marquante d’un des personnages les plus névrosés du répertoire.
Ajoutons, pour enfoncer le clou et clore le débat, que d’une manière générale, Susan Maclean a le suraigu aléatoire : parfois faux, parfois juste (et alors redoutable). Peu importe car la chanteuse possède suffisamment d’atouts pour que ces considérations autour des sommets de la portée soient ici hors de propos. Plutôt que d’interprétation, parlons d’ailleurs d’incarnation. Aussi monstrueux que cela puisse paraître, Susan Maclean n’interprète pas ; elle est Lady Macbeth. Il y a même quelque chose d’impudique dans son engagement, dans la façon dont elle expose nue une voix dont on a dévoilé les limites mais qu’il serait dommage de réduire à son étendue. La puissance, l’homogénéité des registres, la chair viciée du timbre en disent plus long que l’ambitus sur la manière dont elle dessine au fer rouge cette reine sanguinaire. Surtout, Susan Maclean n’utilise pas d’artifices pour exprimer les noirceurs du rôle. Ni effets de poitrine, ni détimbrages ne viennent altérer un chant qui semble puiser en lui-même ses teintes fuligineuses.
Il fallait à un tel tempérament une mise en scène qui privilégie la crudité du drame et laisse de côté la brumaille romantique infusée dans la pièce de Shakespeare par les librettistes de l’opéra, Francesco Maria Piave et Andrea Maffei. En cela, cette production de Richard Jones pour Glyndebourne, reprise à Lille par Geof Dolton, remplit son contrat. Ce n’est pas sa beauté visuelle que l’on retiendra mais son humour corrosif à base de tissus écossais déclinés sur tous les tons ainsi que les bonnes idées qui la traversent : la scène des apparitions envisagée comme un rêve (lorsque Macbeth revient à lui, il se retrouve sur un plateau dont la configuration est la même qu’à la fin du 2e acte), les groupes de choristes individualisés au moyen de costumes identiques. Profitons-en pour relever l’engagement du Choeur de l’Opéra de Lille, sollicité plus que de coutume par la scénographie même si, côté femmes, cet investissement scénique se fait parfois au détriment de la musique. Les incantations des sorcières au 1er comme au 3e acte apparaissent trop sages ; les sicaires au 2e montrent davantage d’imagination pour marmotter leur appel au meurtre (« Trema Banco »).
Le choix de la partition de 1865 nous vaut le ballet dans son intégralité ce qui dramatiquement n’apporte pas grand-chose (on comprend pourquoi il est souvent coupé). Plus intéressante nous semble l’idée d’avoir conservé le final de 1847 avec, à la place de l’hymne de victoire, un arioso de Macbeth « Mai per me che m’affida » dont la conclusion abrupte rappelle le Verdi risorgimental des années de galère.
Dimitris Tiliakos y consume ses derniers feux avec une conviction contagieuse. On sait le rôle de Macbeth écrasant, surtout avec cette arioso supplémentaire qui en fin d’opéra vient lester une partition déjà chargée. Vocalement, le baryton grec trouve plus à exposer dans une salle de la dimension de l’Opéra de Lille que dans le vaste hangar de La Bastille en 2009. On peut enfin apprécier les nuances et les intentions dont il habille un chant qui, n’était la longueur, pourrait sembler manquer de séduction. Scéniquement, son Macbeth, un peu gauche, se laisse dévorer par sa Lady sans que l’on puisse savoir s’il s’agit ou non d’un parti-pris.
Le reste de la distribution appelle peu de commentaires. Dimitry Ivashchenko, irréprochable au demeurant, ne parvient pas à sortir le rôle de Banquo de la convention dans lequel l’a englué Verdi. En un seul air mais l’un des plus beaux du répertoire verdien (« Ah, la paterna mano »), David Lomeli se taille une belle part de succès. La voix ne manque ni d’éclat, ni de puissance, la ligne est châtiée. Ce chanteur, premier prix du concours Operalia en 2006, pourrait en modulant davantage son chant, jouer demain dans la cour des grands.
Pourtant, s’il ne fallait retenir qu’un seul nom, ce ne serait pas celui du ténor que l’on avancerait. A Séville en 2009, Maurice Salles disait déjà quel grand chef d’orchestre d’opéra était Roberto Rizzi Brignoli3. La maîtrise avec laquelle le Maestro conduit ce Macbeth vers son issue fatale confirme la valeur de l’éloge. Et l’on ne peut qu’encenser de nouveau la façon dont sont ici résolues toutes les antonymies de la direction musicale : vision d’ensemble et sens du détail, déploiement de l’orchestre et respect des chanteurs, science du contraste et unité de ton, tradition et innovation, narration et description, ardeur et douceur, mesure et démesure… On retrouvera Roberto Rizzi Brignoli cet été à Orange dans Rigoletto (qu’il avait dirigé à Lille en 2008). Rendez-vous est pris.
1 Un DVD chez Bel Air Classiques témoigne de ces représentations parisiennes (cf. la brève du 28 avril 2011).
2 Peut-on distribuer Lady Macbeth, dans le Macbeth de Giuseppe Verdi, à une chanteuse qui n’a pas « la » note du rôle dans la voix ? On ne chicanera pas une cantatrice parce qu’elle rate ou truque un aigu, mais peut-on éviter le fameux et redouté contre-ré bémol aigu (un demi-ton au-dessus du contre-ut), dans le dernier air, en le chantant tout simplement une octave plus bas ? Non. Car cette note sublime n’est pas un aigu comme un autre mais la fin d’une extraordinaire scène de folie et la figuration musicale exacte d’une échappée dans les éthers de la conscience. (Renaud Machard – Le Monde – édition du 9 avril 2009)
3 Cf. le compte-rendu de La Favorite à Séville en décembre 2009