En offrant à son public un récital associant Sandrine Piau à Stefano Montanari, Dijon brûle la politesse à Lyon et Paris, où ce programme sera présenté ces jours prochains. C’est la formation baroque de l’Orchestre national de Lyon, I Bollenti Spiriti, qui l’accompagne dans des œuvres de Haendel.
On se souvient que Sandrine Piau a fait son entrée dans le monde lyrique par la porte du baroque. Depuis, son large répertoire – d’où le XIXe siècle reste le plus souvent exclu – ne l’a jamais fait renoncer à ses racines. Ainsi, dès 2009, avec Stefano Montanari, déjà, elle gravait un mémorable album consacré à Haendel (Between Heaven and Earth). L’an passé, c’était avec Christophe Rousset qu’elle renouvelait l’aventure, sans la moindre redite. Les deux premiers airs de ce récital, qu’elle doit particulièrement chérir, figuraient déjà dans ce dernier CD. Cinq interventions, sans compter les deux généreux bis, vont être ponctuées par celles de l’orchestre. La théâtralité du geste de Stefano Montanari, emphatique, dansant, bondissant, associée à une tenue singulière (à laquelle ne manquent que les tatouages) surprend, proche de l’enflure et de l’exhibitionnisme. L’énergie insufflée à l’orchestre, qui se fait impérieux comme caressant, est indéniable. Certains tics agacent : autant le silence, générateur d’attente, est-il bienvenu en certaines situations, autant la suspension longue de la résolution des cadences conclusives perd son sens, parce que systématique. Il n’en reste pas moins un fabuleux violoniste dont la liberté de jeu, d’improvisation servent à merveille les œuvres qu’il illustre.
Alors qu’Emmanuelle Haïm le monte à Lille et que l’Avant-Scène Opéra lui consacre son dernier numéro, c’est Rodelinda qui sera tout d’abord à l’honneur. Dès l’ouverture, le chef impose une dynamique forte et des tempi rapides, qui s’avèrent le plus souvent convaincants. Mais, pour maintenir les oppositions de l’ouverture à la française, force lui est de prendre très vite la fugue, poussant les musiciens à leurs limites. On sent la précipitation, même si la fluidité se rétablit vite. Le recours à la guitare ou au théorbe enrichit le continuo. De façon générale, pour toutes les ouvertures, les « graves » sont pris allants, renonçant à la majesté pour l’élan. Les concertos sont autant d’occasions pour la jeune formation de valoriser ses solistes, violons, violoncelles, flûte, hautbois, mais aussi son continuo, réactif et coloré. C’est dans les mouvements ultimes, de caractère champêtre, dansants que le ton paraît le plus juste.
« La moins diva des stars du baroque », comme la qualifiait Bernard Schreuders, commence par un classique, l’air de Berenice, « Scoglio d’immota fronte ». Très enlevé, avec un lumineux contre-ut, la reine y repousse les avances de Scipion avec force et vigueur. La voix est souple, agile, remarquablement projetée, d’une technique à toute épreuve, dont l’émission ne sent jamais l’effort, au service d’une expressivité constante, assortie d’une diction rare. « Ombre, piante, urne funeste », de Rodelinda, est illustré avec un naturel confondant, qui nous étreint. La ligne est conduite avec simplicité, d’une voix pure, égale dans tous les registres. Elle s’orne discrètement dans le da capo. Autre chef-d’œuvre, dont notre soliste est familière : Alcina. Avant le dénouement, et que soit brisée l’urne magique, qui contient tous les charmes dont use la magicienne amoureuse, celle-ci va exhaler sa plainte « mi restano le lagrime ». Sandrine Piau nous vaut une des Alcina les plus poignantes. Tout est là : l’expression dramatique, les moyens, les couleurs, la longueur de voix. Le chant est intense, chargé d’émotion, serti dans un écrin orchestral de pure beauté. Il trionfo del tempo e del disinganno nous réserve bien d’autres airs que le célèbre « lascia la spina » (repris dans Rinaldo), qui sera offert en second bis. Ainsi ce nouveau feu d’artifice chanté par la Beauté « Una schiera di pacere » [une armée de plaisirs garde mes pensées], allant, joyeux, résolu et léger, brillant sans clinquant. L’agilité y est merveilleusement servie par Sandrine Piau. Aci, Galatea e Polifemo, nous vaut ce lamento « Verso già l’alma col sangue », empreint de ce désespoir qui convient si bien à notre soliste. Les cordes, dans des nuances très contenues, rendent le chant d’autant plus poignant. L’émotion et le charme, la pudeur aussi, font de ce dernier air le sommet de ce récital. Grande tragédienne, d’une vérité de jeu constante, pleinement habitée par chacun de ses rôles, Sandrine Piau, en pleine possession de ses moyens, dispense sans compter.