Chef-d’œuvre méconnu : le titre pourrait être décerné au San Giovanni Battista de Stradella (1675), si peu joué alors qu’il recèle tant d’invention et de beautés saisissantes. La saison dernière, elles retrouvaient leur lustre et leur vibrante théâtralité grâce à Damien Guillon et à son Banquet Céleste. Nous attendions sans doute trop de Václav Luks et de l’excellent Collegium 1704 qui étaient invités au Concertgebouw d’Amsterdam samedi dernier.
Tout est en place, mais le souffle du théâtre vient trop souvent à manquer qui transformerait la lecture en interprétation et l’énergie, en urgence. Force est de reconnaître que sur le plan des solistes, avec le forfait d’Arianna Venditelli, tombée malade quelques jours après avoir incarné Salomé au Rudolfinum de Pragues, la version de concert perdait un de ses principaux attraits. De fait, toute anti-héroïne qu’elle soit, la fille d’Hérodiade domine nettement ses partenaires, à la fois musicalement et vocalement. Doté d’un large ambitus et assez virtuose pour l’époque, le rôle ne fraie pas seulement la voie aux développements belcantistes, il exige aussi un organe pénétrant et charnel pour donner corps à la volupté comme à l’empire que l’intrigante exerce sur un monarque à la merci de ses pulsions.
L’étoffe, les couleurs, le mordant, la présence d’Arianna Venditelli promettaient beaucoup quand le soprano précis, mais étroit et excessivement prudent de Giulia Semenzato nous prive de l’essentiel : la passion, qui dévore cette créature détestable et en même temps fascinante. La rhétorique affûtée, la sensibilité et l’engagement dramatique que nous avions appréciés dans le répertoire du Seicento (Monteverdi, Cavalli, Rossi) comme chez Haendel ont laissé place à un quant-à-soit déroutant. Le remplacement de dernière minute pourrait expliquer le manque d’audace, sinon d’imagination, mais en partie seulement, car l’artiste chantait le rôle à Salzbourg en 2018, sous la direction de Luks et avec ses musiciens. Faire-valoir de luxe véritablement sous-employé, Gaia Petrone n’a que quelques répliques à donner en Hérodiade qu’elle tenait déjà pour Damien Guillon et participe aux magnifiques chœurs dévolus aux solistes.
Roland furieux ou salaud magnifique, Christophe Dumaux a les moyens de ses ambitions et une vocalité à l’image de son tempérament : ardente. Même dans le rôle-titre nettement moins spectaculaire de San Giovanni Battista, le feu couve, d’une intensité idoine pour exprimer toute la ferveur du Baptiste. Elle n’en jure que davantage avec la tiédeur du suave mais fragile tenorino de Luca Cervoni (le Conseiller d’Hérode) et la relative mollesse du tétrarque de Galilée et de Pérée, décidément veule et trop humain, de Krešimir Stražanac. En revanche, si les coloratures s’avèrent appliquées, le baryton-basse rend palpables, au gré de récits très investis, le désarroi puis les remords qui s’emparent du roi dans son duo final avec Salomé.
Mais c’est la profession de foi de Jean en prison, joyau absolu de la partition (« Io per me, non cangerei »), qui nous ravit littéralement aux contingences de ce monde : l’alto dense et corsé de Christophe Dumaux s’éclaire et s’allège jusqu’au murmure, jusqu’au frémissement, inflexions irréelles et rubato souverain. Gérard Lesne, Paul-Antoine Bénos-Djian, Christophe Dumaux : il était écrit que l’interprète moderne de San Giovanni Battista serait français ou ne serait pas.