Nous allons pousser un coup de gueule : comment se fait-il qu’aucun directeur de théâtre à Paris n’ait accepté de monter l’opéra Samson et Dalila de M. Saint-Saëns ?
Ce compositeur de 42 ans, organiste à la Madeleine, considéré par M. Liszt comme le « premier organiste du monde » est l’auteur d’ouvrages symphoniques dont un concerto qui a ravi M. Anton Rubinstein, et d’une cantate qui a été primée lors de la dernière Exposition universelle à Paris par un jury composé – s’il vous plaît – de MM. Rossini, Verdi, Berlioz, Auber et Gounod ! Il méritait qu’on entende à Paris ce qu’il est capable de produire en matière d’opéra.
Au lieu de cela, nous avons été obligé d’aller assister à la création de son ouvrage à Weimar, dimanche 2 décembre dernier (1877). Et en plus, chanté en allemand !
Si nous tolérons d’auditionner en allemand les ouvrages de MM. Beethoven ou Weber, entendre un opéra français chanté en allemand ! Ceux qui ont vécu il y a sept ans le siège de Paris par les Prussiens tolèrent difficilement cela.
M. Halanzier, directeur de notre nouveau magnifique Opéra construit par Charles Garnier n’a pas voulu prendre le risque de la création de cet ouvrage. Il doit rentabiliser son nouvel établissement et est prudent en matière de musique moderne pour ne pas effaroucher le public. L’année de l’inauguration du bâtiment, il y a deux ans, il n’a programmé aucune création. Depuis, il n’a créé que Jeanne d’Arc d’Auguste Mermet, et le Roi Lahore d’un jeune compositeur nommé Massenet. Quant à l’Opéra-Comique, il a été échaudé par le scandale suscité par la création de Carmen il y a deux ans, qui a entraîné la démission de son directeur, ce pauvre Leuven. Or, il se trouve que Dalila est le même genre de femme provocatrice que Carmen, susceptible de produire les mêmes réactions violentes de la part d’un public traditionaliste.
C’est grâce au grand compositeur Franz Liszt que M. Saint-Saëns a pu voir son opéra créé à Weimar. M. Liszt est en effet directeur musical de ce grand-duché, depuis qu’il a quitté Paris où il vivait avec Mme Marie d’Agoult (nous l’avons souvent rencontré). Saint-Saëns et lui se sont vus en mai 1870, lors des concerts organisés à Weimar pour célébrer le centenaire de la naissance de Beethoven. C’est alors qu’ils ont décidé la création de l’ouvrage.
Celle-ci a donc eu lieu au Théâtre de la Cour grand-ducale, où a déjà été donnée en 1850 la création de Lohengrin de Wagner.
Toute la famille du grand duc Charles-Alexandre était là. Nous étions peu de Français dans la salle. Il y avait l’éditeur de Saint-Saëns, Auguste Durand, le compositeur Ernest Reyer, qui écrit dans le journal des « Débats », ainsi qu’un jeune disciple de Saint-Saëns, qui s’appelle Gabriel Fauré.
Samson et Dalila par Gustave Doré (milieu XIXe)
Nous avons senti passer dans l’œuvre le souffle d’une musique nouvelle, avec des thèmes qui reviennent, chargés de symboles, qui s’apparentent à ce que le compositeur Richard Wagner appelle « Leitmotiv ». Il y a au centre de l’œuvre un splendide duo d’amour, pétri de douleur et de passion. Nous avons été sensible à la caresse mortelle de l’air de Dalila – et cela bien qu’il fût chanté sans éclat par une chanteuse débutante nommée Augusta von Muller.
En revanche, le ténor Franz Ferenczy et l’orchestre furent excellents. Ils sont issus de la troupe du théâtre de Weimar, tout comme le chef d’orchestre Eduard Lassen.
Le public a été enthousiaste. La représentation a été un succès.
A la fin, tout le monde s’est retrouvé pour une réception à l’hôtel Zum Erbprinz, où fut porté un toast à la gloire du compositeur et à celle de Franz Liszt.
Nous n’avons à présent plus qu’un souhait : que cette œuvre soit un jour présentée en France… et en français !