Cinquante ans que Samson et Dalila n’étaient pas revenus à l’opéra de Rome. Pour ce qui constitue donc l’un des événements de l’intéressante saison lyrique romaine, le Teatro dell’opera a mis les petits plats dans les grands en invitant d’authentiques stars de la mise en scène, de la direction d’orchestre et du chant. Mazette !
Comme à leur habitude, les compères de la Fura del Baus n’entendent pas laisser de temps mort dans leur mise en scène, pourtant dépouillée si l’on s’en tient aux seuls décors, modestes nonobstant la meule que le naïf Samson tourne sans cesse après la trahison de Dalila et les fameuses colonnes du temple de Dagon, annonciatrices du cataclysme final. Nous sommes plongés en revanche dans une sorte de long cauchemar numérique, peuplé de chiffres, de lettres tirées de l’alphabet grec ou encore de ces étranges figures tirées des codes Aztec ou DataMatrix qui peuplent nos factures et s’étalent ici sur les vêtements des Philistins. Le chœur ou les mouvements chorégraphiques sont longuement filmés, parfois en direct, et les images projetées, tantôt violemment saccadées, tantôt langoureusement esthétisantes, finissent, malgré leur intérêt, par fatiguer quelque peu. Il faut saluer, néanmoins, le superbe travail réalisé par les chorégraphes Adriana Borriello et Valeria Diana ainsi que les danseurs sur scène, de la sensuelle danse des Philistines (en fait des roses de Sharon), à la figuration de la tentation de Samson à la fin du second acte.
Ces idées auraient pu ainsi s’aligner sagement et efficacement et on n’aurait sans doute rien trouvé à redire. Mais puisqu’il semble s’agir d’une longue marche au supplice au sein d’une dictature implacable, la mise en scène a choisi de forcer le trait jusqu’à l’outrance. Passe encore que le Vieillard hébreu, par ailleurs correctement chanté par Dario Russo, découvre une ceinture d’explosifs très explicite, il fallait surtout que l’on comprenne bien que les Philistins étaient de gros méchants. On peut aussi admettre que le très cruel Grand-Prêtre de Dagon fasse égorger les deux Philistins ayant survécu à la révolte des Hébreux au premier acte. Mais on ne peut voir que de l’excès dans la transformation de la bacchanale, jusqu’à la fin du dernier acte, en longue et éprouvante séance de bondage sadique et dégradante. Presque rien ne nous sera épargné, pas même le festin forcé dans des gamelles pour chien. Ah mes amis quel jour de fête !
Certes, la performance des suppliciés est remarquable, mais il est bien difficile de ne pas réprimer un sentiment de dégoût devant cet étalage de tortures. Ce malaise est renforcé par les applaudissements à tout rompre de certains admirateurs dans la salle…
A côté de cette violence gratuite, le grand-prêtre de Dagon qu’incarne Elchin Azizov fait pâle figure. Mélange d’Iznogoud et de Grand Mandarom, il déploie néanmoins un beau baryton, bien projeté, bien meilleur aux deux derniers actes que dans sa première intervention, durant laquelle il a eu bien du mal à se faire entendre. Son français est toutefois très médiocre, malgré une accentuation correcte. Il est par ailleurs desservi par la laideur de son costume – il n’est pas le seul… – affublé par exemple d’une sorte de mandala sur le dos qui le rend proprement ridicule. Les autres Philistins de la soirée vont du très correct (l’Abimelech de Mikhail Korobeinikov), au moins intelligible (les deux Philistins et le messager), mais ils ont eux aussi plutôt malmené la langue française lorsqu’ils n’étaient pas couverts par l’orchestre.
La palme du costume le plus grotesque revient à l’infortuné Samson, engoncé dans une sorte de tunique immaculée et contraint de porter sur son avant-bras ses interminables cheveux d’un noir de jais et coiffés en rasta. Dommage, car le colosse Alexandre Antonenko, qu’on peut trouver parfois un rien monolithique, fait merveille. D’une puissance remarquable, en particulier dans la scène finale, il réussit par ailleurs un « Vois ma misère hélas » époustouflant, dans lequel il laisse éclater sa douleur et sa peine sans outrance, avec de magnifiques nuances que n’auraient pas renié un Vickers. C’est un grand artiste qui s’applique par ailleurs à chanter dans un français honorable.
A ce gentil naïf répond la perfide tentatrice Dalila d’Olga Borodina qui est la grande triomphatrice de la soirée auprès du public. Il faut reconnaître que malgré la raideur de son jeu, la chanteuse reste impressionnante et déploie tout un éventail de sentiments sans forcer ni le trait, ni la voix. L’immortel duo « Mon cœur s’ouvre à ta voix » est ainsi l’un des sommets de la représentation, d’une sensualité vénéneuse, superbe. La mezzo-soprano russe ne nous épargne cependant pas toujours de désagréables coups de glotte et autres effets peu inspirés, mais c’est elle qui livre le meilleur français de la soirée.
Nulle trace de la violence et à certains égards du mauvais goût observés sur scène dans la direction de Charles Dutoit. C’est au contraire la sensualité qu’il fait ressortir, avec une souplesse confondante. Dans cette partition d’un grand raffinement instrumental, il est le magicien des timbres, des couleurs et des rythmes et permet à tous les pupitres de se distinguer. Un grand bonheur orchestral, une leçon de clarté.
On ne répètera jamais assez combien cet orchestre a progressé et progresse encore, lui qui souffre encore d’une réputation peu flatteuse y compris en Italie. Cela vaut aussi pour le chœur, qui offre une fois de plus une prestation admirable, dans un français soigné et très bien accentué. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le chœur des vieux hébreux du premier acte, vrai moment de grâce (au moins jusqu’à ce que le vieil hébreu dévoile sa ceinture d’explosifs…).
Ce spectacle déroutant par ce qu’il donne à voir et très souvent remarquable par ce qu’il donne à entendre a un mérite finalement de plus en plus rare à l’opéra : celui de ne pas laisser indifférent. Après tout, il y a certes dans la distribution un « Maestro bondage », mais on le sait, l’opéra en a vu bien d’autres et des bien pires.