L’intrigue de Samson, sa passion pour Dalila, que vont retrouver les Parisiens au TCE dans une semaine, sont suffisamment connues pour qu’on fasse l’économie de leur narration. On relira avec bonheur les cinq clés que nous propose Christophe Rizoud. Pour cette dernière production de la saison, l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole n’a pas lésiné sur les moyens. C’est bien à un opéra et non à un oratorio que nous convie Paul-Emile Fourny, son réalisateur, avec une action constante, des décors renouvelés, des costumes séduisants. Son approche, largement intemporelle, donne à l’histoire une portée universelle – la relation opprimés-oppresseurs – dont la dimension spirituelle et humaniste correspond fidèlement aux options de Saint-Saëns. Tout converge vers le troisième acte, une authentique Passion, dramatiquement et musicalement. Le balancement douloureux de son introduction orchestrale nous renvoie à l’ouverture de la Passion selon Saint-Jean, de Bach, la souffrance, les injures, les moqueries qui vont conduire Samson au sacrifice, invitent à la référence à la Passion christique.
A mi-chemin entre l’illustration et le symbole, avec, toujours, un sens de la scène et du chant dont sont trop souvent dépourvus les metteurs en scène sans expérience lyrique approfondie, Paul-Emile Fourny a conçu un écrin idéal pour les chanteurs, d’autant que les structures mobiles accentuent leur présence vocale en renvoyant le son vers la salle. Sept grandes colonnes vont s’organiser et composer le cadre approprié. Le procédé est efficace, familier au metteur en scène, qui en maîtrise tous les aspects. Les variations, les changements à vue se signalent par autant de réussites. Les décors de Marko Japelj sont un constant régal pour l’œil, qui suggèrent plus qu’ils ne figurent, aux motifs abstraits, simples, servis par des éclairages de grande qualité. Ainsi, la scène finale, privée du décorum en carton-pâte des peplums, atteint une force extraordinaire : Samson ébranle le temple par les liens qui l’entravent. La musique et l’expression de terreur grandissante des Philistins suffisent à nous impressionner. Le dessin des costumes de Valérian Antoine et Brice Lourenço renvoie à un Moyen-Orient antique, idéalisé ou fantasmé : Des toges, des robes longues quasi sacerdotales, aux beaux drapés.
Samson et Dalila © Christian Legay – Opéra-théâtre de Metz Métropole
La direction d’acteurs demeure conventionnelle, un peu compassée : comment Dalila enflamme-t-elle le cœur de Samson, autrement que par ses propos et ses étreintes convenues ? Mais la réalisation comporte beaucoup de propositions originales et efficaces. Les Hébreux entonnant «Israël, lève-toi » se débarrassent de leurs longs manchons, symboles de leur servitude. Au IIIe acte, le chant de Dalila « laisse-moi prendre ta main… souviens-toi de mes caresses » est traduit en gestes par les femmes philistines qui profitent de la cécité de Samson pour se jouer de lui.
Tout le corps de ballet est de la fête, dès la danse des prêtresses de Dagon et jusqu’à la célèbre bacchanale. Mais, malgré la beauté visuelle des chorégraphies, on reste sur sa faim : où est la sensualité orientale, où sont les voluptés promises ? Tout paraît aseptisé, relevant d’une esthétique surannée, inexpressive.
Tout au long de cet ouvrage, on s’interroge : Quel est le premier rôle ? Les chanteurs du titre ? L’orchestre ? Les chœurs, aussi essentiels que dans Boris Godounov, écrit peu auparavant ? De fait, la difficulté réside dans l’indispensable réussite des trois.
Ce soir, pratiquement, toutes ces composantes hissent la production à un niveau enviable. Jean-Pierre Furlan (Samson) qui a longtemps mûri ce rôle lourd, dramatique, avant de l’aborder il y a dix ans, couronne ainsi sa carrière. La voix est sonore, tranchante, ardente, pour un ténor héroïque. Jamais on ne sent l’effort. Le héros, prophète inspiré au cœur tendre, est particulièrement émouvant au dernier acte, entaché cependant d’inégalités. « Vois ma misère » souffre ponctuellement d’un vibrato mal maîtrisé qui en altère la ligne, même s’il génère une émotion vraie. Par contre, il faut souligner une présence dramatique qu’on ne lui a pas toujours connue. Dalila est Vikena Kamenica, mezzo albanaise, rare en France, où l’opéra-Théâtre de Metz l’a introduite en 2016. La prise de rôle est pleinement convaincante. Tragédienne pour la déclamation, virtuose pour les rares vocalises, sa voix est longue, égale, puissante, et surtout colorée, charnue à souhait. La palette expressive, large, même si on est loin de «cette descendante des gitanes d’Afrique » (Saint-Saëns à propos de Pauline Viardot) lui permet de se montrer séductrice, enjôleuse, autoritaire, ironique, véhémente, l’essentiel est là. De surcroît sa maîtrise du français force l’admiration. Tout juste souhaite-t-on davantage de séduction dans le jeu. Le Grand-prêtre est Alexandre Duhamel, baryton héroïque, puissant, digne, mais aussi odieux au dernier tableau. Familier de l’ouvrage dont il chanta le Vieillard hébreu, sa présence vocale et dramatique en fait l’égal de ses grands devanciers, Robert Massard et Ernest Blanc. Admirable d’autorité et de présence, il brille dans « J’ai gravi la montagne » et dans « Gloire à Dagon », mais aussi et surtout dans ses affrontements avec Samson, comme dans ses dialogues avec Dalila. Un modèle de diction et de conduite de la ligne, comme à l’accoutumée. Abimélech, l’oppresseur inventé par le librettiste, est Patrick Bolleire, imposant tant par sa stature que par sa voix. Il a la couleur sombre exigée, comme la prestance. Nous le retrouverons dans le même emploi à Massy, avec Wojtek Smilek, qui chantera de nouveau le Vieillard hébreu, exemplaire dans ce second rôle : le sage nous impressionne dans ses graves caverneux. Aucun des autres protagonistes ne déçoit. Le second Philistin, Jean-Sébastien Frantz, donne envie de l’écouter davantage après sa brève intervention.
Acteur majeur de cette fresque, le Choeur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole ouvre la première page, avec une progression remarquablement conduite jusqu’à la fugue : l’ensemble est puissant, parfaitement réglé, expressif. De ses nombreuses et riches interventions, retenons le bref chœur a cappella « qu’as-tu fait de tes frères » du plus bel effet. Soulignons aussi sa présence et son jeu dramatique. Nombreux, de par la volonté de Saint-Saëns d’utiliser la plus large palette sonore, l’Orchestre National de Lorraine déborde de la fosse pour loger harpe et percussions dans les loges d’avant-scène. Dès la nuit du début, avec ses vents intervenant par touches, on sait que la soirée s’annonce sous les meilleurs auspices. Puissant, mais sans lourdeur, clair, nuancé, transparent, c’est un bonheur constant. Unique accroc : durant quelques mesures, l’orchestre peine à suivre lors de l’affrontement Samson – Abimelech, mais sinon, la formation est toujours ductile, d’un ensemble remarquable. Elle trouve le souffle et les respirations, sous la baguette experte de Jacques Mercier, pour une version épurée et grandiose. L’enfant du pays, qui a tant fait pour le répertoire français, dirige son orchestre pour la dernière fois, avec une passion redoublée. Cette annonce, de Paul-Emile Founy, durant les acclamations finales, vaut au chef une émouvante et longue standing ovation.