Ce 12 décembre était jour de grève générale en Italie et celle-ci n’a pas manqué de toucher l’opéra de Rome, pourtant tout juste sorti, et à grand-peine, de ses propres conflits. Certes, il ne s’est pas trouvé suffisamment de grévistes pour menacer la représentation de Rusalka, tout au plus quelques choristes, machinistes et musiciens de l’orchestre. Mais malheureusement, si cela ne s’est pas vu, on ne peut pas dire que ça ne se soit pas entendu. Il n’est ainsi pas très simple de rendre compte de la performance d’un orchestre dont le pupitre des cuivres est réduit de moitié et où ne restent (hormis les cors) qu’une trompette, un trombone et un tuba. Le déséquilibre créé, notamment avec les percussions dans les tutti, ou encore dans l’introduction du ballet, est très embarrassant, même s’il faut saluer l’abnégation du jeune et élégant chef norvégien Eivind Gullberg Jensen. Ce dernier, visiblement très à l’aise dans cette musique, fait chanter bois et cordes sans lyrisme excessif, avec sobriété et tendresse et lorsqu’il le faut beaucoup de tension, se montrant par ailleurs très soucieux du plateau. On ne peut donc que regretter d’autant plus qu’il n’ait eu qu’un orchestre incomplet ce soir.
Cinquante mille euros. C’était le budget très contraint que le metteur en scène Denis Krief avait à sa disposition pour monter cette Rusalka, dont il faut rappeler qu’elle n’ouvre la nouvelle saison lyrique romaine que parce que Riccardo Muti a abandonné le projet de diriger Aida.
Preuve qu’il n’est nul besoin de dépenser des millions pour réussir une mise en scène d’opéra, ce que cette Rusalka donne à voir n’a rien d’indigent ni d’indigne, au contraire. Tout se déroule dans une grande et unique boîte en bois, très nordique, où s’ouvrent deux trappes : l’une pour faire monter l’Esprit des eaux des profondeurs, l’autre à l’appel de Jezibaba. Quelques panneaux descendus des cintres permettent de compléter les changements de scène : ici la façade de la petite maison de la sorcière, là quelques roseaux de bords d’étangs pour les chasseurs ou un miroir pour les nymphes des bois et un cadre avec un arbre squelettique rappelant une toile de Mondrian. Une grande table garnie de verres et quelques colonnes de bois permettent par ailleurs d’illustrer l’acte du château. Une utilisation intelligente des lumières et des couleurs, et quelques voiles parachèvent le tout. Mise en scène de bouts de chandelle, mais mise en scène quand même, car les interprètes ne sont nullement livrés à eux-mêmes pour autant. Le propos de Krief est de figurer le passage de l’adolescence à l’âge adulte et les tourments d’une jeune fille qui croit découvrir l’amour et la sensualité, qui est prête à tous les sacrifices pour le vivre pleinement et qui est plongée dans les affres du désespoir lorsqu’elle est trahie. Ce symbolisme parfois un peu simpliste se retrouve jusque dans les vêtements de Rusalka: la chemise de nuit blanche avec autour d’elle jouets et doudous de l’enfance ; la robe de la femme adulte, celle de la mariée et enfin une dernière, longue et noire, au moment où elle va devenir, de fait, veuve.
Un peu d’astuce et d’imagination permettent donc de ne pas s’ennuyer un seul instant malgré ce dépouillement. C’est une bonne leçon à retenir en ces temps de disette budgétaire. Tout au plus faut-il regretter que le garde-chasse et le cuistot passent toute leur scène, au début de l’acte II, à ranger les dizaines de verres de la réception donnée par le Prince dans une grande caisse à roulettes, suscitant un vacarme bien dérangeant et très inutile.
Ruasalka – acte 2 ® CM Falsini – Teatro dell’opera di Roma
Le bref ballet est exécuté sans lourdeur par une quinzaine de danseurs talentueux.
Ce 12 décembre, c’est la seconde distribution qui est à l’œuvre, avec la Rusalka d’Anna Kasyan (à la place de Svetla Vassileva) et le Prince de Peter Berger (à la place de Maxime Aksenov).
Le timbre de la soprano géorgienne n’est pas immédiatement séduisant, avec même quelques stridences désagréables ça ou là. Mais la jeune femme n’est pas non plus avare de nuances ni de puissance et convainc pleinement par exemple dans son ode à la lune. Tandis que Svetla Vassileva montrait les jours précédents une Rusalka assez aristocratique et un peu froide, Anna Kasyan incarne elle pleinement une Ondine plus tourmentée, particulièrement investie dans son rôle et d’une présence qui ne cesse de s’affirmer tout au long de la soirée. On pardonne volontiers les quelques défauts précités devant cet engagement.
Plus pataud dans son jeu, Peter Berger se montre vocalement vaillant dans un répertoire qu’il connaît bien (son nom ne montre pas immédiatement qu’il est slovaque) et s’il est moins impressionnant que sa partenaire dans les moments les plus dramatiques, il n’accuse pour autant aucune faiblesse notable, hormis quelques tensions dans les aigus.
Le public s’est cependant montré plus enthousiaste encore pour Larissa Diadkova, inusable Jezibaba aux faux airs d’aimable tantine, à la voix toujours sidérante, en particulier dans les graves, et au jeu irrésistible, notamment dans la scène de la formule magique.
Même succès mérité pour l’excellent Esprit des eaux incarné par Steven Humes, belle voix de basse, très ferme et pleine d’autorité, qui s’ajoute à une forte présence scénique, très crédible. Son air, juste après le ballet, est un modèle d’équilibre.
La princesse étrangère de Michelle Breedt, vénéneuse à souhait, en impose par un timbre chaud et une bonne projection en dépit de quelques raideurs.
Mention spéciale pour les 3 nymphes des bois Anna Gorbachyova, Federica Giansanti et Hannah Esther Minutillo, dont le trio initial, puis au dernier acte, est parfaitement dosé, avec des voix sonores et très complémentaires. Le moindre de leurs mérites n’est pas de se mouvoir sous des voiles descendus des cintres et où elles s’entortillent, au risque de trébucher plus d’une fois.
Le garde-chasse d’Igor Gnidii et le cuistot d’Eva Liebau s’acquittent de leur tâche très honorablement, tandis que le chasseur d’Antonello Ceron se montre moins à son aise.
Dans ses rares interventions, le chœur de l’opéra de Rome convainc davantage par ses voix féminines, plus homogènes, que masculines. Un autre effet des défections de la grève ?
Pari gagné, donc, pour ce beau spectacle, lequel aurait pu être excellent sans les manques rédhibitoires au sein de l’orchestre, qui heureusement n’ont pas affecté les autres représentations.