Après sa distinction de Chevalier des Arts et des lettres au TCE en novembre dernier, à l’issue d’une soirée mémorable, nous nous réjouissions de retrouver Matthias Goerne sur cette même scène pour un programme mettant cette fois en perspective et en résonnance deux pièces symphoniques (Passacaille de Webern et la Symphonie n°2 de Brahms) avec les Ruckert Lieder de Mahler. Hélas souffrant, le Baryton allemand a dû déclarer forfait. C’est donc à Marina Viotti qu’est revenue la tâche ardue de le remplacer au pied levé dans le même programme, diagonale singulière qui nous fait passer de rives alertes et fougueuses à une introspection mélancolique. Si le répertoire mahlérien est une seconde peau pour Matthias Goerne, sied-t-il en revanche à Marina Viotti ? Résolument non. Mais remplacer au pied levé une pointure du lied n’est pas chose aisée et la substitution s’est toutefois faite avec goût avec les qualités que l’on connait de Marina Viotti : un timbre rond et corsé, une voix bien projetée. Mais la mezzo-soprano est restée au seuil de ce répertoire dans une posture prudente qui ne lui a permis d’en épouser ni la profondeur, ni l’expressivité.
Certes, il n’est guère facile que de se confronter au legs mélodique des Rückert-Lieder, confinant la voix dans le registre grave, surtout quand on a la virtuosité de Marina Viotti. La chanteuse s’investit toutefois d’emblée dans chacune des pièces avec le talent qui est le sien. A l’entendre en effet nuancer les textes pour en ciseler le sens on reconnait ici toute l’intelligence de l’artiste. En digne instrumentiste, elle soigne les lignes, module les sons mais à aucun moment elle nous emporte vraiment dans ce répertoire, qui est pourtant pétri d’émotions. Le chant manque d’amplitude et d’éloquence et l’élocution de l’interprète apparaît peu limpide. Encore une fois, l’exercice n’est pas simple, et il faut saluer le courage de l’artiste de s’y être confrontée.
En outre, on aurait pu penser que Marina Viotti aborderait ces Ruckert Lieder en comédienne habitée qu’elle est sur scène. Tel ne fut pas le cas. L’artiste entretient ici une distance avec son sujet qui prive in fine sa prestation d’expressivité la tenant ainsi éloignée du style et de l’esprit de Gustav Mahler : des chants poignants de lyrisme et d’intimité, à travers ce que Henry-Louis de la Grange qualifiait d’« optimiste triste qui n’est peut-être qu’un pessimiste souriant ». Elle semble ici renoncer à explorer la part pittoresque des Ruckert Lieder. Si la voix affronte sans difficulté les changements d’humeurs et d’harmonies de l’écriture de Gustav Mahler, elle ne semble pas assumer pleinement l’émotivité des poèmes, celui d’un expressionnisme à la fois grave et ironique. Dans une posture prudente et modeste face un répertoire qui ne lui est pas à l’évidence familier, elle parvient toutefois à faire de « Um Mitternacht » une nuit transfigurée presque ombrageuse et nous parle ici depuis un autre monde. Le public entrevoit alors dans cette approche d’autres perspectives musicales et esthétiques. Il y a dans cette exploration toute personnelle, une charge d’humaine douleur subtilement dosée, presque sur la réserve, comme l’est ici l’interprète, ce qui est plutôt bienvenu. « Liebst du um Schönheit » est délicatement inquiet et son « Ich bin der Welt abhanden gekommen », d’une grande justesse, sans verser dans un pathos excessif. Dans ces moments précis, on ne peut que saluer le talent de l’artiste.
Si Marina Viotti semble tout faire pour s’effacer derrière l’œuvre Malhérienne, son frère Lorenzo Viotti est dans une posture totalement inverse. Omniprésent, en maitre de cérémonie et chef d’orchestre, bondissant sur le podium, il insuffle une rythme effréné à la soirée, et impose des tempi endiablés à l’orchestre, se laissant à l’évidence emporté par la fougue de sa jeunesse. Dans la Passacaille d’Anton Webern, on ne peut qu’admirer les couleurs mordorées et les textures luxuriantes que le jeune chef tire de l’orchestre, mais l’exécution verse trop souvent dans le troppo fortissimo ce qui nuit à la cohésion de l’ensemble. Dans la Symphonie n° 2 op. 73, le chef ne parvient pas toujours à maintenir toute la tension et impose une course à l’abîme quelque peu grandiloquente dans le final (on aurait aimé davantage de nuances ici), privilégiant davantage la démonstration de force à la dimension lyrique et sensuelle de l’oeuvre célébrant, dans ses accès impétueux, l’humain dans toutes sa dimension.
Après la défection du chantre du lied, la soirée a pris in fine un visage inattendu, oscillant entre délicate discrétion et impétueuse fougue.