Créé en 1927 au Staatsoper de Berlin, Royal Palace ne fut pas un triomphe, en dépit des affirmations de son librettiste, le poète Ivan Goll. Opéra expérimental, selon l’heureuse formule de Pascal Huynh, l’œuvre venait trop tôt ou trop tard. Trop tôt pour les tenants d’une tradition musicale qu’elle semblait bafouer, trop tard pour les partisans d’une refondation sociale du genre déjà passés à une autre esthétique. La disparition au cours de la guerre du matériel d’orchestre l’aurait vouée à l’oubli si un descendant d’exilés allemands aux Etats-Unis n’avait en 1971 reconstitué l’orchestration à partir d’une partition chant-piano. On a depuis accès à une œuvre complexe, dans son ambition totalisante, puisqu’elle mêle musique, chant et danse à la projection d’un film évoquant un voyage circumpolaire en avion, associant ainsi deux symboles de la modernité triomphante à celle des rythmes et des timbres de jazz. Encore à la recherche de lui-même, Kurt Weill a été sensible au charme du texte d‘Ivan Goll, riche des associations d’images privilégiées par les surréalistes et peut-être nourri de réminiscences des Psaumes de la tradition hébraïque qu’ils connaissaient tous deux. Pourtant c’est peut-être ce texte qui est la source de l’insuccès : il ne s’y passe rien. Sur la terrasse d’un palace italien dont le nom révèle le luxe et peut-être son obsolescence, trois hommes courtisent une femme appelée Déjanire, comme l’involontaire femme fatale de la mythologie. Le premier désire la posséder charnellement, le deuxième l’a eue et la croit sienne au nom du souvenir, le troisième la voit comme sa propriété puisqu’il est son mari. Mais ni leurs assiduités ni leurs cadeaux ne la flattent ni ne la séduisent : l’homme, quel qu’il soit, ne comprend pas la nature des femmes. Elle met un terme à cette joute stérile en libérant sa chevelure avant de s’enfoncer dans le lac. Son mari s’écrie alors : « Quelqu’un s’est noyé ! ».
Confiée à Marie-Eve Signeyrole, la mise en scène ne perd pas son temps à illustrer ce livret d’origine. Comme elle avait revu et corrigé les options de Tchaïkovski pour Eugène Onéguine, elle modifie Royal Palace. C’est dans le vrombissement de ses moteurs que l’on voit un avion décoller pour un vol transatlantique puis s’abîmer dans l’océan après de longues minutes. Alors le rideau se lève et la musique commence, on découvre sur le plateau une carcasse déglinguée où gisent morts et survivants et baignant dans l’eau. Dans ce décor signé Fabien Teigné, comme les vidéos projetées, où éléments épars de la cabine voisinent avec éléments du fuselage balancés par les vagues visibles derrière eux, on ne peut qu’admirer la maîtrise avec laquelle la mise en scène dispose les personnages et règle leurs déplacements. Ce talent justifie-t-il un rapport aux créateurs si désinvolte ? La personnalité, cela peut s’exprimer aussi dans le respect du cahier des « charges » défini par les auteurs. C’est même le plus sûr moyen de ne pas être taxé de prétention. L’option retenue entraîne évidemment que le ballet prévu pour le personnel de l’hôtel, qui participait au caractère polyvalent de l’œuvre, devenue momentanément revue de music-hall, est ici confié à un seul danseur supposé être un steward rescapé, tandis que la voix du lac, mystérieuse présence invisible à l’origine, s’incarne dans une hôtesse qui répète son message entre deux étreintes, saphiques ou non. Les résurgences médiévales des personnages du jeune et du vieux pêcheur, qui relient Déjanire aux légendes de cette époque et enrichissent encore le substrat des références, sont ici comme noyées. On espérait découvrir l’œuvre d’Ivan Goll et de Kurt Weill, on subit l’adaptation de Marie-Eve Signeyrole.
La fête continue avec Il tabarro. Dans le décor géométrique d’un entrepôt frigorifique l’œil est cueilli au premier plan à cour par un thon, poisson endémique, c’est bien connu, des eaux de la Seine, accroché au bout d’une chaîne qui pend des cintres. Une femme portant la robe rouge de Dejanira – costumes de Yashi – vient en bord de scène où un homme la rejoint, l’étreint et l’étrangle. La musique commence. Evidemment pas la moindre trace du panorama parisien, qui joue pourtant un rôle important puisqu’il précise un des motifs de l’éloignement de Giorgetta quand elle exhale sa nostalgie de la vie de son quartier. Pour le musicien originaire de Toscane, où les quartiers urbains durent depuis des siècles, cette nostalgie de l’enracinement était fondamentale. L’annihiler est méconnaître un aspect important du drame qui se joue entre le marinier et sa femme. La péniche ? Absente, hormis une carène qui semble peu réaliste. Bref, chercher les traces de la réalité évoquée est peine perdue. Même la chiffonnière ne l’est pas : avec son sac à main on dirait une petite bourgeoise quand on attend la Folle de Chaillot. En revanche, on a deux maris, parce que mettre sur scène son double aidera le spectateur à comprendre plus facilement que cet homme vit un déchirement. Et même l’enfant mort apparaît de temps en temps. Que dire de plus ? Des vidéos projetées montrent les images mentales, les tourments intérieurs, les souvenirs des jours heureux. L’accent est mis sur la revendication de l’ouvrier qui dénonce son statut, mais ce n’est pas d’être exploité que Luigi mourra. Et au dénouement ce n’est pas lui qui a le couteau mais Michele, qui étrangle son rival et le pend au croc à poissons. Comme chez les Sopranos !
Khatouna Gadelia, Till Fechner, Kelebogile Besong et Karhaber Shivadze (assis), Ilya Silchukov, Paul Schweinester et Florent Cafiero, debout © Marc Ginot
Par bonheur la musique et le chant échappent aux manipulations. Qui aurait écouté l’enregistrement de 2004 de Royal Palace par l’orchestre de la BBC pourrait trouver que la variété et le raffinement des nuances qu’on y entend manquent quelque peu à cette exécution en salle. Mais il faut comparer ce qui est comparable : dans un studio d’enregistrement les micros placés au bon endroit permettent de capter des subtilités d’écriture qui se perdent ici dans la masse. D’autant qu’en ce qui concerne l’Opéra-Comédie, la sécheresse du son engendrée par les travaux de 2012 est désormais un facteur qui pénalise le rendu. Rani Calderon mène à bien la délicate entreprise avec l’habileté qu’on lui connaît et l’adhésion manifeste des musiciens confère à l’exécution une tenue très appréciable. Bonne prestation aussi du chœur invisible, même si le crescendo initial pourrait être encore meilleur et donner davantage l’impression qu’il naît du néant. Petit regret à propos des chanteurs hommes, mais exprimé avec toute la prudence nécessaire quand on compare l’incomparable, nous n’avons pas entendu ces accents qui parfois donnent au disque le sentiment que Weill s’est directement inspiré des chantres d’une synagogue – son père était l’un d’eux. Cela contribue pourtant à enrichir l’impression de melting-pot musical que donne cette composition ambitieuse où des cordes « classiques » se mêlent à des percussions sur des rythmes de ragtime ou de tango. A cela près les solistes méritent tous des éloges. Till Fechner communique quelque chose de l’aspect prophétique du vieux pêcheur tandis que Paul Schweinester a l’innocence du jeune homme qui bénéficie, dans la catastrophe, d’un effet d’aubaine. Kamalia Kader n’a pas exactement l’allure de la Frugola mais elle en exprime toute l’inquiétude discrète quant à la réalisation de ses modestes aspirations. Comme eux, Rudy Park n’interprète qu’un rôle dans ce diptyque, celui de Luigi dans Il tabarro. Sa voix retentissante avait empli sans effort le Corum en janvier dernier ; à l’Opéra-comédie, elle a la puissance de la tempête et donne aux quelques phrases où Luigi exprime son amertume de travailleur contraint à la docilité une brutalité revendicatrice. Néanmoins cette puissance ne va pas sans nuances, dans le dialogue amoureux, et son triomphe n’est pas qu’une prime aux décibels.
Dans le double rôle de la Voix du lac, pour soprano solo, et d’une amoureuse dans Il tabarro Khatouna Gadelia séduit par la fraîcheur de son timbre, inaltéré depuis le récent Enfant et les Sortilèges in loco. Tour à tour ploutocrate frustré et prolétaire résigné la basse Karhaber Shavidze impressionne surtout dans le premier rôle, mais il est juste de dire que celui de Talpa est plutôt effacé. Plus chanceux est le ténor Florian Cafiero, tour à tour voix lumineuse de l’amant de demain, voix contrainte d’un Tanca accro à l’alcool, voix légère du vendeur de chansonnettes. Unité de ton pour Ilya Silchukov qui campe d’abord l’amant d’hier, l’homme qui croit que ses souvenirs engagent sa partenaire, et Michele, le mari qui a perdu sa femme et qui croit la reconquérir en évoquant leur bonheur passé, avec une intensité convaincante. A Dejanira et Giorgetta, les deux héroïnes, la soprano Kelebogile Besong offre sa voix pleine et longue, d’une remarquable homogénéité, nourrie d’une expressivité à la fois juste et mesurée, exempte d’aucun effet vériste, même si sa Déjanire sait exhaler avec véhémence l’insatisfaction qui la conduira à préférer la mort. Elle aussi remporte un bruyant succès. Rani Calderon a surtout, nous a-t-il semblé, marqué les accents et les climats plus que la souplesse puccinienne. Mais comme on le sait, quand un spectacle perturbe la réception auditive est altérée. L’accueil aux saluts a été chaleureux, y compris pour l’équipe de la mise en scène. On aimerait savoir, puisque Marie-Eve Signeyrole affirme que c’est important pour elle, combien de spectateurs ont compris que « Royal Palace est une sorte de cauchemar, de vision de Michele, le mari trompé de Il tabarro ». Sans nul doute elle a de l’inventivité à revendre. On se prend à rêver qu’elle la mette au service des œuvres !