Présenté au Festival d’Aix-en-Provence l’été dernier, Moïse et Pharaon prend ses quartiers d’hiver à Lyon. Au Théâtre de l’Archevêché, la mise en scène de Tobias Kratzer accumulait les travers du moment : actualisation convenue, abus d’effets éculés – smartphone, matraques, etc. Les contorsions nécessaires pour réduire la fresque biblique à un affrontement entre cols blancs et migrants à l’heure de Zoom et des réseaux sociaux frôlaient le ridicule. Stendhal à Naples moquait la représentation grotesque du passage de la mer rouge, qui aurait motivé l’ajout par Rossini de la fameuse prière de Moïse. Qu’aurait-il pensé de la vidéo où hommes d’affaire en complet veston et executive women en talons aiguille barbotent dans les vagues ?
Baste ! Moïse et Pharaon n’est pas si souvent à l’affiche qu’il nous faille renâcler. Au moins ne peut-on reprocher à cette reprise lyonnaise de nous prendre en traître. Un spectateur averti en valant deux, loisir nous est donné de concentrer notre attention sur la musique avec, par rapport à Aix-en-Provence, une distribution plus conforme aux enjeux stylistiques de l’œuvre, exception faite de la prononciation. Bon nombre des chanteurs n’ont pas le français pour langue maternelle ; cela s’entend.
Le chœur, lui-même, n’est pas toujours intelligible mais, passé le premier acte, parvient dans les ensembles à la cohésion et à l’ampleur annonciatrices des fresques chorales dont le jeune Verdi usera comme d’un marchepied vers la gloire. Nabucco déjà se profile. Dans la fosse, Daniele Rustioni privilégie l’action à la description, en accord avec la mise en scène peut-être. Moins que les phénomènes surnaturels puissamment imagés pourtant par Rossini, moins que la ferveur des nombreuses prières de la partition, sa direction veut exalter l’urgence des situations. La tension accumulée se déverse dans des strette prises à vive allure où le crescendo rossinien démontre une fois de plus son efficacité redoutable. Rompu à l’énergie de son directeur musical, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon tient la cadence, au détriment de la couleur.
© Blandine Soulage
Sur les neuf rôles que comprend la partition, dix si l’on compte l’inutile Princesse Elegyne ajoutée par Tobias Kratzer, trois ont été renouvelés – et non des moindres. Avec Alex Esposito, Pharaon retrouve une stature royale : une virilité de timbre, une puissance, une présence qui n’excluent pas une agilité acquise au contact répété du répertoire rossinien. Formé à Pesaro, Ruzil Gatin offre à Aménophis l’émission claironnante – parfois trop – d’un authentique contraltino qui se joue des aigus de la partition jusqu’au contre ré, et triomphe des multiples traits virtuoses réservés par Rossini à rien moins qu’Adolphe Nourrit. Qu’il consente à nuancer davantage son chant et le ténor russe touche à la grâce – le tendre duettino du quatrième acte. Après avoir surmonté l’épreuve des duos et couronné les ensembles de notes lumineuses, le soprano agile d’Ekaterina Bakanova bute sur les vocalises – redoutables – du grand air d’Anai. La voix s’avère trop légère et la technique insuffisante pour rendre justice à la grandeur tragique d’une scène, dont l’ornementation se doit d’être un élément de caractérisation – sauf à envisager la nièce de Moïse comme une faible femme, soumise à la volonté des hommes, incapable de prendre en mains son destin, ce que sous-entend la mise en scène au contraire de la partition.
Comme à Aix-en-Provence (et auparavant à Pesaro), Vasalisa Berzhanskaya fait de l’air de Sinaïde le point d’acmé de la représentation. La manière dont elle contraint sa grande voix à obéir aux injonctions du texte, délicate ou à l’inverse péremptoire, l’aisance avec laquelle elle enjambe les octaves et brouille les registres sur une longueur plus que confortable, ne laisse d’estomaquer. Sans rien perdre de sa force déclamatoire, Michele Pertusi renoue avec un legato qu’il avait semblé négliger à Aix. Si Moïse tourne le dos à une certaine vocalité italienne, sa prière finale et auparavant quelques-unes de ses invocations divines n’en exigent pas moins un art du cantabile ici retrouvé. L’intonation de Mert Sùngü en Eliézer est parfois prise en défaut mais les autres rôles – Edwin Crossley-Mercer (Osiride, la Voix mystérieuse), Géraldine Chauvet (Marie) jusqu’au bref Aufide d’Alessandro Luciano – n’appellent que des éloges.
Décontenancé par l’originalité de l’œuvre – ou de nature peu expansive –, le public reste sur son quant-à-soi la représentation durant, pour réserver finalement à l’ensemble des artistes un triomphe d’autant plus surprenant que rien auparavant n’avait laissé présager une telle démonstration d’enthousiasme.