Deux concerts de Marie-Nicole Lemieux à Montpellier en quatre jours, avec en invités Patrizia Ciofi pour le premier et Julien Véronèse pour le second, au sein d’une saison atrophiée par la situation financière de l’Opéra, cela relevait du fantastique ! Le voile a été levé lors du premier concert avec la mention dans le programme que ces deux soirées seront enregistrées en vue de la publication d’un disque chez Warner (label Erato) en janvier 2017. Avec cinq ouvertures pour trois airs et deux duos on pouvait cependant craindre une soirée où le chant serait l’alouette du pâté. En fait, entre l’engagement des musiciens, qui renouaient avec les micros, l’énergie du chef et la personnalité des interprètes, le déséquilibre redouté n’a pas été sensible, et la générosité des bis a dissipé d’éventuelles frustrations.
L’importance de l’enjeu a-t-elle perturbé certains instrumentistes ? L’attaque de l’ouverture de Tancredi (réemploi de celle de La pietra del paragone) manque de netteté, et un rien de raideur met quelques secondes à se dissiper, la suite est plus conventionnelle, sans ce frémissement dont le jeune compositeur avait fait palpiter sa partition, peut-être parce qu’un effectif important est déplacé pour une œuvre créée avec moins de quarante musiciens. Les premiers mots du récitatif « Oh patria ! » semblent un peu étouffés, comme amortis par l’émotion qui submerge le revenant. Mais aussitôt la voix se libère, et même se lâche. Ce sera une constante : Marie-Nicole Lemieux semble chercher l’exploit vocal, fût-ce dans la démesure. Ainsi la couleur est donnée, le projet n’est pas une exécution philologique mais une mise en valeur de moyens vocaux peu communs et d’un tempérament exceptionnel. Dès lors on a le choix entre tordre le nez devant les graves abyssaux qui relèvent plus de la performance que de la nécessité ou entrer dans le jeu et s’amuser avec la chanteuse de ces démonstrations acrobatiques. Car elle prend un plaisir manifeste à déployer la puissance de sa voix, à en explorer l’étendue jusqu’à ses limites, à jouer de sa souplesse, à la faire vibrer dans l’espace, dardée et épanouie, avec une force vitale qui prend l’auditeur au plexus. Le phénomène est indiscutablement saisissant. Mais à ce tourbillon sonore il manque pourtant le sourire du jeune homme qui chante « Mi rivedrai, ti rivedro », un futur proche qui le remplit d’ardeur heureuse. Le souci du son a estompé celui du sens. Toujours de Tancredi, le récitatif « Fiero incontro » et le duo « Lasciami, non t’ascolto » qui le suit, avec la même Aménaide du printemps 2014 au TCE, Patrizia Ciofi. Comme souvent, la soprano toscane a besoin d’un peu de temps pour s’éclaircir la voix, et quand c’est fait sa maîtrise professionnelle la met à la hauteur de l’enjeu. Mais cet échange poignant entre deux sincérités séparées par un malentendu manque ici d’intériorité, probablement parce que l’objectif est moins l’émotion de la situation que le spectaculaire d’une voix.
L’ouverture de Guillaume Tell a-t-elle été plus travaillée ? Elle paraît beaucoup plus en place, d’une grande justesse rythmique et d’accents. Ce sera aussi le cas pour celles de L’Italiana in Algeri, du Barbiere di Siviglia et, à un degré moindre, de Cenerentola. L’exécution est propre, et compte tenu du peu de répétitions et de la faible familiarité des musiciens avec ce répertoire le résultat est honorable. Nul doute qu’au second concert il sera encore meilleur. Enrique Mazzola a été souvent partenaire de l’orchestre et le courant passe bien entre eux.
Après Tancredi, Arsace, dans la scène « In si barbara sciagura » où il vient d’apprendre que sa mère est coupable de l’assassinat de son père. Rossini y renouvelle l’air tripartite traditionnel en y insérant des interventions d’un autre personnage et d’un chœur masculin. En l’absence d’une basse pour incarner Oroe, seul le chœur fait la démonstration qu’il a été bien préparé à remplir son rôle, d’une belle cohésion et modulant bien son intensité sonore. De l’abattement initial à l’ardente vigueur finale le personnage doit exprimer une palette de sentiments divers. Là encore, malgré les mimiques expressives de la chanteuse, le désir de faire du son donne des résultats qui comblent les oreilles mais laissent un peu à désirer, pour nous, quant à l’intériorité et en définitive à l’émotion.
C’est le même constat qui ressort du duo de La gazza ladra entre Pippo et Ninetta quand ils se séparent. Dans un contexte scénique peut-être le pathétique de la situation nous parviendrait-il. Mais en dépit des larmes évoquées et des cœurs brisés à l’unisson, le partenariat des deux vedettes a pour nous quelque chose d’ambigu, celle pour qui le disque est prévu tendant à s’imposer du fait de l’ampleur de sa voix. Dans ces conditions – que les ingénieurs du son corrigeront probablement comme il convient – il nous est malaisé de trouver juste l’équilibre de ce duo, par ailleurs exécuté avec une sobriété notable.
Pour le récitatif et le rondo d’Isabella, dans L’Italiana in Algeri, Marie-Nicole Lemieux abandonne le pantalon dévolu aux rôles masculins et arbore une longue robe émeraude. Au public qui manifeste son approbation, elle répond avec mimiques et commentaires qui confirment sa nature exubérante et extravertie. Aucun doute, après les tourments, c’est l’heure de la détente : son Isabella sera moins la féminité triomphante qu’un clown en gloire. Rien de désobligeant pour nous dans ce rapprochement : faire rire semble être un des buts préférés de cette personne spontanée. Cette façon d’être « sans façon » lui attire un capital de sympathie qui vient augmenter la réception de son chant. Entre clins d’œil, roulements des hanches, hochements de tête et mouvements swingués elle emporte dans un maelström qui fait fi des cadres du bon goût policé : pour très peu elle se lancerait dans un scat qui resterait dans les mémoires ! Evidemment elle soulève l’enthousiasme, et le public veut des bis. Il en aura trois. D’abord l’apocryphe duo des chats, où la Ciofi et la Lemieux rivaliseront de malice et de drôlerie. Puis, en anticipation du concert à venir, la cavatina d’Isabella « Cruda sorte » et celle de Rosina « Una voce poco fà ». Sans doute pourrait-on trouver matière à critiquer accents ou variations ; mais manifestement le parti est pris de faire passer la rigueur stylistique après l’hédonisme vocal, y compris dans l’extraordinaire, voire le phénoménal. Ce choix ne sera pas du goût de tout le monde, mais à en juger par sa réponse, il a conquis le public montpelliérain.