De toute sa production opératique, qui compte à présent cinq titres, Philippe Boesmans n’avait peut-être pas prévu que la plus populaire serait Reigen, créé à Bruxelles en mars 1993, production ensuite reprise à Strasbourg et à Paris. Vingt ans après, on mesure toute la réussite de cette œuvre qu’avait saluée en son temps un numéro spécial de L’Avant-Scène Opéra, honneur auquel n’ont eu droit que peu d’opéras contemporains. Cette adaptation de La Ronde de Schnitzler avait marqué la première collaboration du compositeur, lui-même très sensible à une certaine influence germanique, avec le metteur en scène Luc Bondy, qui s’était justement fait remarquer en France par des spectacles comme Terre étrangère du même Schnitzler. Comme l’a montré la suite de leur travail, il est possible de créer de bons, voire de très bons opéras contemporains à partir de pièces de théâtre classiques, et il n’est pas nécessaire de recourir à des livrets déconstruits ou dénués de personnages, comme certains voudraient nous le faire croire. Enfin, dernier argument qui joue en la faveur des œuvres de Boesmans, elles ne sont pas toutes lourdes à monter : Julie, d’après Strindberg, n’exige que trois chanteurs et un seul décor, et une tournée partie d’Orléans l’a promené en France et en Belgique en 2009-2010, production revue l’an dernier à Limoges. Reigen compte une dizaine de personnages, mais ils n’interviennent chacun que dans deux scènes, et c’est peut-être ce qui explique que cette œuvre ait la faveur des « jeunes troupes » et autres écoles d’art lyrique. En 2004, l’Atelier du Rhin en proposa une version de chambre qu’on vit d’abord à Colmar, Mulhouse et Strasbourg, puis à Paris et à Lausanne, dans la même transcription pour vingt-deux musiciens due à Fabrizio Cassol, que dirige ici d’une baguette experte Tito Ceccherini, grand défenseur de la musique d’aujourd’hui.
Pourtant, l’entreprise tient un peu de la gageure quand les moyens sont limités. Scéniquement, Reigen nous promène aussi dans une dizaine de lieux différents, et il faut savoir le montrer au spectateur. L’an dernier, avec Echo et Narcisse de Gluck au CNSM, Marguerite Borie avait fait le choix d’une mise en scène hyperactive, constamment en mouvement, grâce notamment à des décors très mobiles. Peut-être cette agitation était-elle nécessaire pour faire revivre le monde des nymphes et des dieux. Pour l’univers (trop) humain de Schnitzler, dans la scénographie dépouillée mais superbement éclairée de Laurent Castaingt, quelques accessoires apportés par les chanteurs eux-mêmes suffisent à situer l’action. Les costumes de Pieter Coene, « créés à partir de fripes actuelles », évoquent clairement l’entre-deux-guerres (comme la production originelle de Luc Bondy) pour cette pièce écrite en 1896 mais aisément transposable. Le travail de la metteuse en scène se recentre ici sur la psychologie des personnages, avec de très beaux moments, dans la gravité comme dans le rire. Car c’est une autre spécificité de l’opéra de Boesmans : le comique y a sa place, surtout à travers deux ou trois personnages explicitement bouffons.
Même si chaque interprète n’est qu’assez peu de temps en scène, même si le choix d’une œuvre contemporaine leur évite la comparaison avec les grandes voix du passé, cette Ronde peut se révéler un cadeau empoisonné pour de jeunes chanteurs, dans la mesure où certains personnages exigent un format vocal bien particulier, et surtout d’authentiques personnalités. En l’occurrence, le CNSM de Paris avait tout à fait les moyens de ses ambitions, grâce à une promotion particulièrement brillante, d’où se détachent quelques noms. On se souvient qu’à la création, Philippe Boesmans avait réservé un rôle truculent à Françoise Pollet, interprète privilégiée de ses Trakl-Lieder : miracle, la toute jeune Marie-Laure Garnier, native de Guyane, est déjà le grand soprano dramatique qu’appelle le personnage de la Cantatrice, qu’elle incarne avec une gourmandise voluptueuse et avec une intensité qui laisse pantois. Succéder à Dale Duesing, dont Boesmans avait exploité les facilités dans le falsetto, est moins facile pour le baryton Romain Dayez, qui réussit néanmoins à imposer sa présence. On est en revanche ébahi par l’assurance scénique et vocale de Jean-Jacques L’Anthoën, qui hérite du rôle de fort ténor conçu pour le Poète et l’adapte à ses importants moyens. Porté par le rôle « payant » du Jeune Homme, Enguerrand de Hys, vu en Don Ottavio à Bastia en septembre dernier, remporte un vif succès. Et l’on prête une oreille attentive au soprano délicat de Laura Holm, Jeune Femme d’une grande sensibilité, capable de faire passer bien des émotions dans sa voix souple. Sans marquer autant le spectateur, aucun de leurs collègues ne démérite pour autant et tous tiennent dignement leur rôle. Chaleureusement applaudi à l’issue de la soirée, Philippe Boesmans devrait livrer son prochain opus lyrique au printemps 2014, Au monde, sur un livret de Joël Pommerat ; espérons qu’il favorisera lui aussi l’éclosion d’autant de nouveaux talents.
Encore quatre représentations de Reigen au CNSM, les 5, 7, 9 et 13 février à 20h