Le nombre d’ouvrages lyriques générés par Roméo et Juliette, la pièce de Shakespeare, est considérable, sans compter les musiques de scène, l’ouverture de Tchaïkovsky, le ballet de Prokofiev. L’opéra de Boris Blacher, contemporain du « Grand inquisiteur », oratorio que l’on peut découvrir en CD, et d’un autre Roméo, celui de Sutermeister, d’une toute autre esthétique, occupe une place singulière dans cette longue liste. Le texte de Shakespeare y est réduit à l’essentiel, reproduit fidèlement, y compris le prologue, trop souvent expurgé, ramenant l’histoire d’amour à l’illustration des ravages de la haine. « Voyez quel fléau tombe sur votre haine, et comment par l’amour le ciel tua vos jours » est-il dit au terme de cette tragédie dédiée à la jeunesse. Ses qualités dramatiques et musicales n’ont rien à envier à celles des oeuvres contemporaines de Kurt Weill, Hans Eisler, Carl Orff ou Britten.
© Stofleth
Au festival de Salzbourg 1950, outre le Don Giovanni de légende que dirigea Furtwängler et la révélation de Dietrich Fischer-Dieskau, virent le jour dans leur version scénique Le viol de Lucrèce, de Britten, et le Roméo et Juliette de Boris Blacher, tous deux dirigés par Josef Krips (Hilde Güden chantait Juliette). Etrangement, ce dernier ouvrage semble quelque peu oublié, en dehors d’un enregistrement dirigé par J. Silberschlag, et de sa création française à Lyon, en 2015 (Shakespeare au prisme de la Nouvelle Objectivité). C’est cette production que reprennent l’Opéra de Lyon et le Théâtre de la Croix-Rousse, avec une distribution et une direction nouvelles.
La coupe en est traditionnelle : trois actes enchaînés, introduits chacun par une « chanson » suivie de 6 ou 7 numéros. L’écriture n’a pas vieilli, la fraîcheur et la modernité font bon ménage. Certes on est très loin du bel-canto, plus proche de Berg comme de Gesualdo, mais la séduction est bien là. Un langage résolument contemporain, mais accessible à chacun, efficace, associant le classique, le moderne comme le music-hall ou le jazz.
La mise en scène inventive, juste, de Jean Lacornerie, familier de la comédie musicale américaine, sert merveilleusement l’ouvrage et fédère une équipe totalement engagée, par l’excellence du moindre réglage, qu’il s’agisse du geste le plus humble ou de la subtilité de l’éclairage. La synchronisation force l’admiration. La direction d’acteurs est proprement chorégraphiée, millimétrée, bondissante comme hiératique et ralentie à la Bob Wilson. Tous les interprètes, y compris les instrumentistes et le chef, sont peu ou prou intégrés à l’action. Le sens et la fonction du décor post-expressionniste de Lisa Navarro vont s’éclairer au fil de ses métamorphoses, jusqu’à la béance finale, après la disparition de la pupille de ce gigantesque œil qui partage l’espace entre ce que nous percevons et ce qui commande la mécanique du drame causé par la haine. La photo des ruines de Dresde, après les bombardements de février 1945, est on ne peut plus explicite pour illustrer ses sinistres effets. Les costumes sont une égale réussite et participent à cette plongée dans un monde onirique, fantastique comme du réalisme le plus cru.
L’œuvre s’ouvre sur les grognements rauques d’une entraîneuse de cabaret, éméchée, à côté du piano qui l’accompagne. April Hailer, excellente actrice, sera seule à chanter en allemand, les autres interprètes pratiquant la langue de Shakespeare seront accompagnés par l’orchestre. La voix, plus proche de celle de Marlene Dietrich que de Lotte Lenya, s’inscrit dans leur descendance. Diseuse, puis nourrice grotesque, sa truculence racoleuse et ses chansons de cabaret s’opposent à la pudeur et au raffinement de Juliette. Erika Baikoff l’incarne parfaitement, avec fraîcheur, modestie et simplicité. La voix est juvénile comme l’exige le rôle, agile, bien timbrée, le jeu ravissant. Roméo, rôle d’une difficulté singulière par ses changements de registre, est Alexandre Pradier. Ses talents musicaux et dramatiques lui permettent de camper un personnage attachant et sensible. Chaque autre soliste de l’Opéra Studio de l’Opéra de Lyon mériterait d’être cité, aucun ne démérite, vocalement comme dans le jeu dramatique, extrêmement exigeant. Chargé le plus souvent de la narration, le chœur, formé par ces solistes, est tour à tour les Capulet, les Montaigu comme d’autres protagonistes. Son chant, homophone, syllabique, est un modèle d’équilibre, de projection et de précision. Les textes chantés sont toujours intelligibles, et le sur-titrage est de pur confort.
La formation instrumentale (un par partie), reléguée derrière la toile en début d’ouvrage, se déplacera au fil des scènes. Ainsi, le basson énonçant une formule thématique répétée et à peine variée, se mêlera aux chanteurs avec lesquels il dialogue. Tous les timbres sont sollicités. Les cordes associées au hautbois et au basson tissent un très bel ensemble pour le premier air de Juliette. Cependant, le compositeur choisit le plus souvent la clarté et les oppositions âpres plus que la fusion des timbres. L’histoire de la reine Mab, la fée accoucheuse des songes, si bien illustrée par Berlioz, est l’occasion d’une très belle scène, centrale. On était redevable à Emmanuel Calef de la résurrection remarquée de Noé, de Bizet. Ce soir, totalement impliqué par la conduite des voix comme celle des instruments de son ensemble, il démontre une nouvelle fois ses talents en portant à la perfection cet ouvrage qui mérite pleinement de sortir de l’oubli.