Pour donner un opéra de Haendel, surtout en version de concert, il faut des interprètes qui en ont. Qui ont quoi ? Eh bien, tout dépend de leur fonction au sein de l’équipe réunie.
De l’énergie, il en faut pour diriger Haendel, faute de laisser retomber le soufflé. Maxim Emelyanychev en a à revendre, par bonheur. Avec son physique d’éternel adolescent à la Lorant Deutsch, il ne cesse de sautiller, de tressauter sur son siège, depuis le clavecin d’où il dirige. On a parfois l’impression qu’il s’invente des mains supplémentaires quand les deux que la nature lui a données sont retenues sur le clavier, pour donner les départs aux chanteurs ou pour inciter les toujours expressifs instrumentistes de l’ensemble Il Pomo d’Oro à marquer davantage telle note. Toujours est-il que le résultat est on ne peut plus convaincant et que ces trois heures de musique passent comme une lettre à la poste, grâce à des tempos souvent rapides mais jamais excessifs, qui ne mettent à aucun moment les chanteurs en difficultés, notamment un « Vivi, tiranno » plus martial qu’emporté.
Pour tenir un rôle écrit pour un castrat, il faut des… tripes. Ces dernières années, on a souvent eu recours à des contre-ténors pour succéder à Senesino, mais c’est un régal que de retrouver enfin une mezzo. Et pas n’importe laquelle. On pouvait craindre que la fréquentation assidue du répertoire verdien ne fatigue ou n’alourdisse l’organe de Marie-Nicole Lemieux : rien de tel, heureusement, et la Québécoise n’a rien perdu de l’abattage qui était le sien lorsqu’on la découvrit dans Orlando furioso. Fermeté d’accents, rugissement de douleur, poitrinage du grave : rarement Pertharite, roi des Lombards, aura étalé une virilité aussi conquérante, qui arrache le personnage à toute passivité gémissante. Quand il faut passer à la virtuosité, c’est tout le corps de Marie-Nicole Lemieux qui entre en vibration, avec un résultat visuellement saisissant. Et quand la chanteuse se lâche sur le son, elle remplit d’un seul coup tout le volume de l’Opéra royal de Versailles.
De la santé, on pouvait craindre qu’Inga Kalna en manque un peu, puisqu’elle a souhaité qu’on l’annonce souffrante. Mais des sopranos souffrantes comme celle-là, on aimerait en entendre plus souvent que bien d’autres en pleine forme ! Une voix opulente, large, loin des divettes poids plume que certains théâtres tendent à distribuer dans les premiers rôles haendéliens. Une voix qui se plie malgré tout à la pyrotechnie exigée par Haendel, une voix porteuse d’émotion dans les airs les plus simples en apparence. Et malgré la version de concert, une interprète qui joue ses récitatifs comme elles les jouerait sur le théâtre.
De la disponibilité, il en fallait à Krešimir Špicer pour se substituer in extremis à John Mark Ainsley initialement prévu. Quel luxe d’avoir pu compter sur ce ténor au chant généreux, souple et naturel, capable d’une telle morbidezza dans le piano, et qu’il est doux d’entendre dans le répertoire baroque ces qualités « à l’ancienne » ! On enrage presque à l’idée que le ténor croate ne soit « que » Eumée dans le Retour d’Ulysse prochainement à l’affiche au TCE, lui qui avait été révélé dans le rôle-titre au festival d’Aix-en-Provence il y aura bientôt près de vingt ans.
Les rôles haendéliens destinés à des basses ont souvent du mal à trouver un titulaire possédant à la fois la noirceur de timbre, la virtuosité indispensable et l’aisance dans la langue italienne requises, mais Konstantin Wolff a tout cela. Dommage que le « méchant » Garibaldo n’ait pas davantage à chanter ce soir.
Dommage surtout que les deux autres solistes de la distribution n’aient pas, eux, toutes ces belles qualités. Unulfo n’a guère inspiré Haendel, et David DQ Lee trouve peu d’occasions d’y briller, mais le plus regrettable reste peut-être le côté totalement artificiel de la prestation de Romina Basso, qui semble avoir choisir d’observer une distance ironique face à son personnage d’Eduige, alors que les autres artistes s’investissent pleinement dans l’intrigue. Dans ses premières interventions, les R exagérément roulés et les voyelles détachées agacent, tandis que la raideur de l’émission n’a rien pour séduire, et il faut attendre la deuxième partie pour retrouver en partie les atouts qui avaient pu rendre si attrayantes les interprétations de la mezzo italienne il y a quelques années.
Maintenant, quel miracle opérera l’alchimie prévisible entre Marie-Nicole Lemieux et sa compatriote Karina Gauvin ? Quel Grimoaldo sera John Mark Ainsley ? Réponse le 23 janvier au Théâtre des Champs-Elysées, quand la (quasiment) même équipe proposera Rodelinda aux mélomanes parisiens qui n’auraient pas osé aller jusqu’à Versailles le 17.