Fallait-il être aussi pervers que compétent pour programmer à Versailles puis à Paris, cette Rodelinda, tantôt avec Inga Kalna, tantôt avec Karina Gauvin, deux titulaires idéales du rôle aujourd’hui. Notre confrère Laurent Bury a rendu compte du concert de Versailles, voici notre sentiment sur celui de Paris.
La force de Rodelinda tient non seulement à la qualité de son livret (à la narration tout à la fois complexe et logique, sans bizarrerie, laissant une place réelle à chaque rôle) mais aussi la façon dont Haendel distribue la virtuosité entre les personnages : aux opprimés par leur sort (Rodelinda, Bertarido) une suite de lamenti ponctuée d’airs de colère très expressifs mais peu virtuoses, et qui ne s’interrompt que lorsqu’ils reprennent le contrôle de la situation ; au tyran usurpateur Grimoaldo une virtuosité franche qui disparait au fur et à mesure que son pouvoir vacille ; aux adjuvants la virtuosité galante de ceux qui sont libres de leurs actes et, quoique soucieux, ne sont en rien paralysés. Dans cette géniale économie, la vocalise devient le symbole de la liberté, et ceux qui en sont privés doivent la conquérir. L’une des premières à vocaliser n’est-elle pas Eduige avec son « Lo farò » ? Mais c’est aussi l’écueil principal de l’œuvre qui cherche toujours sa version de référence : on entend souvent des Rodelinda qui nagent dans le même pathos à chaque lamento mais sont incapables d’assumer la virtuosité du dernier air, face à des Bertarido qui caracolent à l’acte III mais ennuient profondément dans les deux premiers.
Ce soir les seconds rôles sont vaillamment tenus. Konstantin Wolff est un Garibaldo à la déclamation solide mais au grave très insuffisant (et dans « Tirannia gli diede il regno » ça ne pardonne pas). En Unulfo, David DQ Lee, contre-ténor au timbre doux et à la voix bien projetée, est trop sage pour le tempétueux « Sono i colpi della sorte » mais très habile à tisser la dentelle vocale dont Haendel pare ses autres splendides airs. La palme revient cependant à la toujours ébouriffante Romina Basso. Clairement la plus technicienne du plateau, s’autorisant des cadences fulgurantes dans l’aigu, d’une précision hallucinante, mais toujours avec une musicalité et une sens du spectacle très fins et surs. On admire cette façon maniériste de jouer avec une minutie astucieuse sur le rythme, d’enchaîner la reprise da capo d’un air sans pause après la cadence de la partie centrale, ou ses récitatifs qui ne cherchent pas tant l’authenticité que la stylisation raffinée. Il est d’ailleurs amusant de constater que c’est la seule qui ne quitte jamais le plateau, restant assise dans un coin de la scène pour suivre la partition et applaudir ses collègues qui, eux, retournent en coulisse après chacune de leurs interventions.
John Mark Ainsley souffrant, c’est Juan Sancho qui le remplace et non Krešimir Špicer comme à Versailles, dommage. Si le ténor espagnol trouve un terrain plus favorable à son art ici que dans les rois grincheux napolitains dont il s’est fait une spécialité, l’autorisant à peindre des affects plus variés, on reste assez gêné par cette voix monochrome à l’ambitus réduit et par un acteur investi mais trop stéréotypé, qui court tout de suite à l’excès du sentiment sans lui chercher nuance ni vérité. Nonobstant, la technique est de plus en plus solide, la voix mieux focalisée et à quelques croches savonnées près, on ne trouvera pas grand-chose à lui reprocher vocalement, surtout pour un remplacement.
Beaucoup étaient venus ce soir applaudir le retour au baroque de Marie-Nicole Lemieux. Nous avouons notre a priori : celle que l’on avait adorée dans l’Orlando Furioso de Vivaldi au disque s’était, à notre sens, vite fourvoyée dans une expressivité excessive qui bousculait en permanence la ligne musicale, encouragée par des chefs histrions. Suite à ses incursions (très réussies) dans le répertoire romantique français, nous la pensions perdue pour le baroque, en raison notamment d’une vocalisation de plus en plus fruste et aboyée. Ce Bertarido n’invalide pas entièrement ce jugement mais nous réconcilie certainement avec la chanteuse dans ce répertoire. Il faut d’abord reconnaitre que les trois-quarts du rôle la trouvent royale : quel plaisir d’entendre une voix aussi large et puissante raffiner son émission et camper son rôle avec autant de panache, d’energie (le micro a failli y passer avec Garibaldo !) que de retenue (« Pompe vane di morte… Dove sei » incroyable de maîtrise). On la sent très attentive à amplifier la musique par l’expression et non l’inverse. En revanche, l’arrivée des airs virtuoses la trouve plus embarrassée : déjà l’hirondelle de l’acte II a du plomb dans l’aile, mais la bête féroce du III a du mal à sautiller avec les cordes et le « Vivi, tiranno » et ses vocalises frontales censées provoquer le tyran sont émises avec beaucoup de maladresse et un manque de hargne franche que compense mal son recours aux notes extrêmes de la tessiture. Malgré cela on applaudit chaleureusement car on la sent soucieuse de retrouver une certaine discipline dans la virtuosité et parce qu’elle affronte ces difficultés avec une véritable honnêteté artistique. Celle qui fut un très bel Unulfo est définitivement en voie de devenir un Bertarido exceptionnel.
Comme presque chaque fois qu’elle entre en scène, la reine de la soirée est encore Karina Gauvin. Surpassant ses prestations de Beaune en 2006 et Cracovie en 2013, plus confiante dans ce qui fait la valeur minérale de son art, cherchant moins le beau son au profit du déchirement, elle livre ce soir une prestation d’anthologie. Avec une voix vite chauffée à blanc, elle accorde à chacun de ses airs une expression intense mais juste, travaillée au point que l’artifciel semble naturel, avec des stridences qui sont sa marque de fabrique et dont elle use avec une variété d’effets qui laissent pantois. La voix semble capable de tout : les emportements impérieux du « Morrai, si », les pleurs étranglés du « Ombre, piante », ou les trébuchements languissants du « Se’l mio duol non è sì forte » et bien sûr la joie agile du « Mio caro, caro bene » que l’on peut trouver trop contenue et pas assez rayonnante, cela dit, contrairement à son « Ritorna o caro » impeccable et dépourvu de toute mièvrerie. Il faut aussi souligner avec quel art elle échappe à tout stéréotype ou expression préfabriquée. Par exemple, cette façon de susurrer les « Spietati » au II là où l’on attendrait une invective plus franche ; ou ce récitatif terrifiant par sa maîtrise carnassière dans lequel elle demande à Grimoaldo de tuer son propre fils, et qui devrait être enseigné à tous les chanteurs étudiants comme une référence de l’art déclamatoire à l’opéra ; ou encore cette manière d’attaquer les « Io » du duo avec Bertarido, enfin glaçants comme l’exige le drame, un cri comme si elle appelait au secours ou réagissait à un coup de poignard. Climax du drame, ce duo la trouve idéale avec une Marie-Nicole Lemieux également au sommet de son art.
Pour les accompagner Il Pomo d’Oro dirigés par Maxim Emelyanychev s’améliorent de jour en jour. Si leur Partenope nous avait laissé insatisfait, on rend les armes devant un tel équilibre des pupitres, des cordes d’une netteté et d’une précision à toute épreuve (ces jeux d’écho !) et un sens du rythme imparable. On regrettera juste que la basse continue (pourtant fournie : clavecin, deux violoncelles, une contrebasse et un basson) sonne si peu, elle assure l’équilibre harmonique de l’ensemble mais en signe aussi la galanterie excessive dans certains moments où l’on aurait aimé que l’orchestre soit moins élégant et plus violent. Mais cette vision très équilibrée et néanmoins vive se défend tout autant et rappelle les plus belles réussites de Robert King à la tête de son King’s Consort.