La Fanciulla del West à 14 h dans une production exceptionnelle, Roberto Devereux à 20 h dans une production non moins éblouissante, est-il en Europe une autre maison d’opéra capable d’afficher le dernier jour de la saison deux œuvres aussi difficiles avec d’aussi prestigieuses vedettes internationales ?
Edita Gruberova est une habituée du rôle d’Élisabeth Ière (voir le compte rendu par Clément Taillia des représentations à Vienne en 2012). Elle s’est prise de passion pour cette femme prisonnière du pouvoir, en même temps qu’elle a emprunté à ses consœurs du cinéma et de la télévision (Flora Robson en 1937, Bette Davis en 1939, Cate Blanchett en 1998 ou Helen Mirren en 2006) une vision un peu caricaturale du personnage. Mais quelle stature scénique ! Alors que d’aucuns critiquent volontiers son jeu un peu stéréotypé, on ne peut ce soir qu’être subjugué par le personnage de souveraine vieillissante arpentant la scène en claudiquant en tous sens, qui lui va comme un gant. Majestueuse sur le trône, de plus en plus aux abois au fur et à mesure du déroulement de l’action, elle nous mène à un fantastique air final où, au centre d’un immense cadre ouvragé, elle arrache sa perruque rousse, et se retrouve en vieille femme aux cheveux blancs ébouriffés. Face à son échec, elle renonce donc au pouvoir, et également à la vie : la « femme sans homme » est ainsi contrainte de choisir un Stuart pour lui succéder.
© Photo Opéra de Zürich
Vocalement, la démonstration est également toujours aussi étonnante. Se jouant par habitude de son manque de graves, elle compense astucieusement et met tout son savoir faire dans des aigus et des vocalises confondants de justesse et de précision. Plus encore, elle habite tellement le personnage que la moindre inflexion de la voix est là pour en augmenter la présence scénique. Musicalité, nuances, puissance dramatique, chacune des interventions d’Edita Gruberova est un véritable coup de poing asséné à tous les spectateurs. Comment, après une telle démonstration, s’étonner de voir des rappels sans fin accompagner une standing ovation de toute la salle : un véritable phénomène assez courant autrefois, mais dont on a aujourd’hui singulièrement perdu l’habitude.
Le beau décor de Mark Väisänen évoque à la fois l’enfermement de la cour, de la prison, et celui, tout aussi artificiel, du théâtre. Les chœurs, habillés en spectateurs de l’époque de la création, sont figés dans de petites loges suspendues tout autour de la scène, et assistent placidement à la représentation ; ils ne s’animent que pour jeter des fleurs à la diva/reine du moment à la fin de son premier air. Une haute structure métallisée les cache par moments. La mise en scène de Giancarlo del Monaco est limpide, avec une bonne utilisation de l’espace scénique et une bonne direction d’acteurs. Il s’agit donc d’une représentation classique, sans grande invention mais solide, qui laisse la part belle aux interprètes en costumes de l’époque élisabéthaine .
Le reste de la distribution est particulièrement solide. Pavol Breslik est un Roberto Devereux juvénile et convaincant, à la voix claire et harmonieuse. Actuellement attaché à la troupe de l’Opéra de Zürich, il ne tardera pas à voler de ses propres ailes : un nom à retenir et à suivre avec attention dans un proche futur. La Sara de Veronica Simeoni est tout aussi attachante. L’actrice a beaucoup de charme, et sa prestation vocale est sans faille. Enfin, le duc de Nottingham d’Alexey Markov a une présence scénique d’une grande efficacité, et assure avec brio vocal le « méchant » de l’histoire. La direction nerveuse et précise d’Andriy Yurkevych confirme les qualités de ce grand chef particulièrement à l’aise dans le domaine lyrique. Une bien belle représentation, de celles qui restent gravées dans les mémoires.