Est-ce le grand retour de Meyerbeer ? Un Palais des Beaux-arts plein à craquer, un silence d’écoute religieux durant plus de quatre heures, des applaudissements nourris après chaque moment fort de la partition, une salle debout et des hurlements de joie au moment du salut final. Qui l’aurait prédit il y a seulement quinze ans, quand le compositeur et ses opéras n’étaient connus du public que par quelques lignes méprisantes recopiées d’une histoire de la musique à l’autre ?
Pourtant, le choix de La Monnaie de présenter Robert le Diable en version de concert ne cache rien des faiblesses de l’œuvre : un livret sans vrai ressort dramatique, des personnages indécis et peu caractérisés, des conventions chorégraphiques qui ont mal vieilli (proposer un ballet de nonnes mortes au public de 2019 ne manque pas de culot !), une éloquence musicale qui peut paraître épuisante sur la longueur, sachant que la soirée commençait à 18h pour se terminer au-delà de 22h30. Cependant, la magie opère dès les premières mesures. Meyerbeer excelle à créer des ambiances, des couleurs, des atmosphères, qui vont de la légèreté grivoise d’un camp de soldats à la solennité glacée d’un cloître, grâce entre autres à une science approfondie de l’orchestration. Berlioz le citait en exemple dans son traité, et il faut toute l’implication de l’Orchestre symphonique de La Monnaie pour rendre justice à cette écriture fouillée, qui met chacun des pupitres à l’épreuve. Les instrumentistes ont un guide qui n’est pas enclin à les laisser dévier : Evelino Pidò semble avoir décidé qu’il dirigeait la représentation de sa vie, et il met à défendre l’oeuvre une passion de forcené. Il faut le voir se pencher vers ses musiciens, poser et reprendre sa baguette pour offrir aux chanteurs le soutien le plus adapté ou esquisser des pas de danse aux moments les plus dramatiques de la partition. Il impose à tout son plateau une concentration, une discipline qui ne faiblissent pas une seconde. Certes, c’est très « premier degré », et diriger chaque note de Meyerbeer comme si elle était sortie de la plume du dernier Beethoven peut faire sourire les beaux esprits, mais le compositeur a besoin qu’on croie en lui pour faire sauter les obstacles qui peuvent s’interposer entre l’esthétique du Grand Opéra et le spectateur d’aujourd’hui. Mission accomplie, et bravo maestro ! Même engagement et même qualité du côté des chœurs de La Monnaie, préparés minutieusement par Martino Faggiani. S’ils n’ont pas le rôle d’un personnage à part entière comme dans Les Huguenots, ils parsèment la partition et contribuent à ces fameuses « ambiances » tour a tour pastorale, militaire ou infernale.
Evelino Pidò © DR
Quels que soient les mérites du chef, ce sont bien les chanteurs qui tiennent la vedette, et c’est probablement l’écriture extraordinairement valorisante de Meyerbeer qui explique la fascination du public contemporain. Comme on l’a souvent dit, il trouve l’exact équilibre entre l’éloquence dramatique de la langue française et la vocalisation virtuose du chant italien, héritée de son vénéré Rossini. Le résultat sont des rôles sur-dimensionnés, qui demandent à la fois endurance, puissance et sensibilité, et réussir Robert le Diable implique de réunir (au minimum) quatre artistes de premier plan. Carton plein pour La Monnaie, dont les directeurs de casting ont eu le nez fin. Dimitri Korchak était jusqu’ici connu comme un rossinien, un belcantiste. Mais le rôle de Robert lui va comme un gant. En plus d’un français très correct, il y révèle une vaillance et une dimension héroïque qui augurent peut être d’un tournant dans sa carrière. La technique est impeccable, avec une facilité à monter vers l’aigu sans laisser entendre aucune rupture de registre, et tout au plus peut-on regretter une légère baisse de niveau vers la fin de la représentation. Mais le chef est là qui veille, et qui sait alléger son orchestre quand il faut et adapter son tempo à la respiration du ténor.
Les deux sopranos sont dignes des légendes qui les ont précédées : Yolanda Auyanet offre une Alice qui n’a pas froid aux yeux, dont on perçoit plus que jamais ce que la Micaela de Carmen lui doit. Avec une légère fêlure dans la voix et un vibrato marqué mais séduisant, elle ne fait qu’une bouchée de ses deux airs, et les ensembles la montrent parfaitement à son aise. Seule faiblesse : un français qui pourrait être mieux articulé. Aucune réserve en ce qui concerne l’Isabelle de Lisette Oropesa. Dans la droite ligne de sa Marguerite de Valois à Bastille en octobre, elle continue de stupéfier, et le public bruxellois lui a réservé un triomphe. Ce qu’on entend sortir de sa gorge tient du miracle. Une voix belle, incroyablement belle, une technique souveraine, une égalité jamais prise en défaut quels que soient les redoutables intervalles imposés par Meyerbeer, des réserves de puissance qui paraissent inépuisables, un français qu’on dirait appris à la naissance. De quoi perdre la tête.
La bonne nouvelle, c’est qu’il y a encore mieux. Le Bertram de Nicolas Courjal entre carrément dans l’histoire de l’interprétation. Comme le Don José de Domingo, l’Isolde de Nina Stemme, le Hans Sachs de José Van Dam, on assiste à un phénomène rarissime : une adéquation complète entre la personnalité artistique d’un chanteur et le rôle tel que le compositeur l’a conçu. La voix de Courjal a cette couleur granitique qui suggère le caractère diabolique du personnage de manière subtile, insidieuse. Et l’usage qu’il fait de ce prodigieux instrument est merveilleux d’intelligence : laissant de côté tout histrionisme, il fait du géniteur de Robert ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un père. Certes malfaisant et enchaîné a ses démons, mais tout entier livré a son amour pour son fils, avec ce que cela implique de déchirement et de douleur. Le chant doit donc être noble, probe, pur. Autant de qualités prodiguées à pleines mains par notre basse, dans un français qu’on pourrait retranscrire comme sous une dictée. Et cette intégrité artistique ne se réalise pas au détriment de la force dramatique : l’invocation « Nonnes qui reposez », le morceau de bravoure de l’acte III, donne la chair de poule, et plus d’une note basse se grave dans l’oreille de l’auditeur avec la force de l’évidence. Pourtant précédé dans ce rôle par des stars tels que Samuel Ramey, Alastair Miles ou John Relyea, Courjal les surclasse tous.
Si on ajoute à tout cela des seconds rôles bien tenus, du Raimbaut souple et plein de fraicheur de Julien Dran au Alberti claironnant de Patrick Bolleire (un nom à retenir), la soirée prend rang comme une étape majeure dans la reconquête lente mais sûre de son public d’antan par Meyerbeer. Juste retour des choses : le Maestro passait presque chaque été à Spa, en Belgique.