Les victimes collatérales du COVID-19 sont indénombrables. Robert le diable, exhumé dans sa quasi-intégralité à Bordeaux, aurait dû bénéficier d’une mise en scène – d’Olivier Py, paraît-il. La pandémie en a décidé autrement. Une version de concert hâtivement maquillée par Luc Birraux tient lieu de placebo. Était-ce nécessaire ? Quelques déplacements furtifs se substituent au traditionnel alignement de chaises. Certaines répliques sont chantées depuis la salle. John Osborn se cramponne à la tablette qui lui tient lieu de partition comme un funambule à son balancier. Surtout des didascalies, projetées au-dessus des surtitres, introduisent un second degré, à l’humour inutile. Pourquoi ne pas faire confiance à la seule musique de Meyerbeer, qui en dépit d’un livret bancal, connut en son temps un succès inégalé ? « Le Star Wars de l’opéra, le Lawrence d’Arabie du lyrique », s’enthousiasmait Marc Minkowski ici-même en juin dernier, « les opéras de Meyerbeer sont des fresques gigantesques qui poussent tant le public que les interprètes jusqu’à la transe ». Preuve en est encore faite.
En ces temps de « distanciation sociale », le chœur a été dispersé dans les gradins face au public ; l’orchestre, masqué, en rang serré sur la scène ; les chanteurs à quelques mètres des premiers rangs. L’immersion est totale au point de redouter un instant d’être englouti par le tsunami sonore, mais l’Auditorium est un écrin de luxe à l’acoustique remarquable, et Marc Minkoswki un démiurge qui s’emploie à magnifier une instrumentation conçue pour « frapper le public d’étonnement et de plaisir tout à la fois » – dixit Berlioz qui ajoutait « c’est la première fois, j’en suis convaincu, qu’on a pu entendre un œuvre de théâtre instrumentée de cette manière ». Passée la ballade de Raimbaut où chacun cherche le point d’équilibre, chœur et orchestre adoptent un rythme de croisière proche de l’excellence, tant dans le traitement du détail que l’aplat à large pinceau de couleurs savantes. Certains instrumentistes – Aurélienne Brauner au violoncelle notamment – seront en fin de soirée applaudis à l’égal des solistes.
De son vrai nom Jakob Liebmann Beer, Giacomo Meyerbeer avait opté pour un prénom italien. Une forme de marketing avant l’heure utilisée pour convaincre qui en douterait d’influences italiennes acquises sur le terrain. Rossini affleure bien sûr à travers les exigences d’une écriture vocale sans concession. Longtemps on avoue avoir pensé la partition inchantable ; les artistes réunis par Julien Benhamou pour l’Opéra national de Bordeaux s’appliquent à démontrer le contraire. Et avec quel aplomb ! A tout seigneur, tout honneur. John Osborn s’empare de Robert jusque dans ses éclats les plus périlleux. L’exact usage de la voix mixte, entre tête et poitrine, ressuscite les mânes conjuguées d’Adolphe Nourrit, le créateur du rôle, et de Giovanni Matteo de Candia dit Mario pour lequel Meyerbeer composa en 1838 un nouvel air au début du 2e acte – le ténor américain s’y montre confondant d’aisance, dans l’élégie comme dans l’héroïsme, avec une égalité admirable et un souffle inépuisable.
© Pierre Planchenault
Ainsi sont invoqués numéro après numéro les interprètes légendaires de ce blockbuster lyrique. Après Nourrit, voici Julie Dorus-Gras dont la jeune soprano égyptienne, Amina Edris, ressuscite d’une voix longue au timbre enveloppant, l’ingénuité d’Alice, ses écarts de registre et le tracé voluptueux d’une ligne qui s’affine dans l’aigu. Voici dans une cascade de vocalises étourdissantes Laure Cinti-Damoreau à qui fut confiée en 1831 la partie d’Isabelle. Erin Morley se joue avec une facilité déconcertante des roulades vertigineuses, ajoutant des notes extrêmes aux notes extrêmes et des figures acrobatiques aux cadences infernales voulues par Meyerbeer, sans jamais compromettre la précision du trait et la pureté de l’émission. Voici enfin Nicolas-Prosper Levasseur, Bertram originel que Nicolas Courjal habille d’un drap sombre et d’un chant accentué qui après avoir rappelé le Méphistophélès berliozien – un de ses rôles signatures – s’affranchit de son modèle pour une impressionnante invocation aux nonnes, à ne plus fermer l’œil de la nuit. Autour de ce carré d’as, Nico Darmanin réussit, dans un français moins irréprochable, à éperonner le fidèle Raimbaut pour que sa ballade et son duo bouffe avec Bertram participent à l’orgie musicale.
Durée totale de la soirée : 4h25, entractes compris. Évidemment, dans de telles conditions musicales, ce n’est pas assez ; évidemment, on en redemande. Un enregistrement par le Palazzetto Bru Zane, réalisé live à partir des trois représentations prévues (20, 23 et 25 septembre) devrait l’année prochaine exaucer notre souhait.