A la symbolique du passage des saisons, dont on sait depuis longtemps qu’elle lui est chère (La Petite Renarde rusée, Les Boréades, etc.), Robert Carsen ajoute désormais les images antithétiques de la vie et de la mort, comme l’avait signalé notre collègue Catherine Jordy lors de la création à Baden-Baden de cette production de La Flûte enchantée. Pour le reste, la solution de ces énigmes que sont Sarastro et la Reine de la Nuit est la même que pour sa mise en scène aixoise de 1994 : ces deux-là se donnent la main pour mieux assurer l’éducation du jeune couple, et même Monostatos bénéficie d’une amnistie finale pour être accueilli dans leur cercle. Tout se passe sur un gazon percé d’une, puis de deux, puis de trois tombes, par lesquelles Tamino et Papageno descendront à la fin du premier acte afin d’affronter les épreuves qui les attendent. Et comme toujours avec Carsen, tout cela paraît simple, naturel, évident, limpide, avec un décor de forêt d’abord verdoyant, puis jauni, puis enneigé avant de reverdir, avec des costumes d’un blanc éclatant pour l’innocence, noirs pour l’expérience (et le deuil). Des éclairages admirablement travaillés découpent des ténèbres en apparence insondables, sculptent l’espace comme un tunnel, avec un jeu de perspective qui n’est pas sans rappeler le creusement progressif des décors d’Ezio Frigerio d’un acte à l’autre pour Les Noces de Figaro de Strehler. Tout cela est beau, intelligent, enthousiasmant, loin des avatars qu’a parfois connus cette œuvre à l’Opéra de Paris où, c’est vrai, les nouvelles productions se sont succédé à un rythme alarmant depuis 1991, mais s’il fallait en passer par-là pour aboutir à celle-ci, on est prêt à oublier cette multiplication des Flûtes.
Et si l’œil est gâté, l’oreille ne l’est pas moins. D’abord par la direction élancée de Philippe Jordan, à cent lieues des grands-messes pompeuses d’autrefois : même avec des instruments modernes, on peut jouer Mozart avec vivacité et souplesse. Les tempos ici choisis sont souvent très rapides mais le chef n’hésite pas à suspendre le rythme pour suivre la nécessité dramatique et donner à certains passages tout le recueillement qui convient. L’orchestre n’a pas une once de gras, il sonne clair et frais, et le chœur lui répond avec un sens des nuances qui ravit.
Bien sûr, il y a dans la distribution certains noms qu’on attendait, et d’autres qu’on attendait au tournant. L’Opéra de Paris a parié sur Sabine Devieilhe et il ne s’est pas trompé : certes, il ne faut pas compter sur une Königin der Nacht virago ou matrone. Cette Reine-ci n’est ni plus ni moins qu’une soprano colorature faite pour chanter Lakmé, mais elle tient son rôle avec brio, avec d’admirables pianos dans ses deux airs, et avec un authentique talent de comédienne pour le second. De Julia Kleiter en Pamina, on pouvait attendre des merveillles, et l’on n’est pas déçu, avec ce timbre qui trouve un juste milieu en la pureté du son et le frémissement de l’interprétation, pour un résultat pas si loin de ce qu’en faisait Elizabeth Grümmer. Seul rescapé de la distribution de Baden-Baden, le prince aux pieds nus de Pavol Breslik inspire d’abord quelques craintes : saura-t-il se faire entendre dans le grand vaisseau de la Bastille ? Frayeur toute passagère, car passé les premières mesures, sa voix s’avère tout à fait à la hauteur de la tâche. Le Sarastro de Franz Josef Selig est désormais bien connu, et la basse allemande reste un des meilleurs titulaires du rôle à l’heure actuelle. Déjà Papageno pour René Jacobs, Daniel Schmutzhard est un oiseleur bien-chantant, à peine moins truculent que d’autres interprètes du personnage. Pour le reste, tous sont parfaitement à leur place, mais l’on aura un bravo particulier pour les trois jeunes chanteurs de l’Aurelius Sängerknäben Calw, admirables de justesse et réjouissants dans leurs déguisements successifs.
Encore un (très) bon point pour la saison 2013-2014 de l’Opéra de Paris.
.