A l’occasion de la rediffusion en streaming de Le Coq d’or (visible jusqu’au 30 juin 2020), nous vous proposons de relire ci-après le compte rendu de la représentation du 18 décembre 2017.
Les opéras de Rimski-Korsakov sont très rarement représentés en Occident. Et encore est-ce souvent à l’occasion de tournées organisées par des troupes slaves que l’on a l’occasion de découvrir ces merveilles. Merveille : le mot n’est pas trop fort, tant l’enchantement produit sur le public bruxellois est manifeste : attention soutenue, rires au beau milieu des tirades, applaudissements nourris … C’est que Rimski, dans son dernier opus, mélange habilement les ingrédients qui séduisent les amateurs d’opéra : une intrigue simple au départ, inspirée d’un conte de Pouchkine, mais offrant plusieurs niveaux de lectures, avec une fin ouverte ; une musique en apparence abordable mais en réalité en changement constant tant au niveau de la rythmique que des couleurs ; une orchestration d’une volupté à damner tous les saints ; un humour corrosif qui n’épargne aucune des institutions ; le tout propulsé par un souffle dramatique qui manquait peut-être un peu à ses ouvrages précédents, mais donc Rimski semble ici avoir enfin trouvé la clé.
Rappelons brièvement l’intrigue de ce Coq d’Or. Dans une Russie légendaire (mais qui pourrait bien être celle d’aujourd’hui), le Tsar Dodon s’abandonne à la paresse et souhaite passer toutes ses journées au lit, à manger et à dormir. Le problème, c’est que les Etats voisins menacent sans cesse de l’envahir, troublant ainsi son repos. Un astrologue va lui permettre de résoudre son problème, en lui offrant un Coq d’Or qui le réveillera à chaque fois que les frontières du royaume sont en danger. Fou de joie, le Tsar promet à l’astrologue de réaliser tous ses vœux. Lequel prend garde de ne rien demander sur le moment, mais garde l’engagement impérial dans un coin de sa mémoire. Au cours d’une campagne menée en maugréant, Dodon s’éprend d’une créature de rêve, la Tsarine de Chémakhane, et décide de la ramener chez lui en grande pompe. Juste avant les noces, l’astrologue se rappelle au souvenir du Tsar et lui réclame sa femme. Furieux, le Tsar le tue, contredisant sa promesse. Le coq magique vient alors venger son inventeur, et occit Dodon d’un coup de bec. L’opéra se termine par un épilogue où l’astrologue prétend que tous ces événements ne sont qu’un rêve, ce dont le spectateur doute fortement.
Sur ce canevas simple mais riche, le compositeur a épandu la plus merveilleuse de ses musiques. A la fois rutilante et simple, marquée par les mélodies populaires russes mais n’hésitant pas à convoquer l’héritage de Wagner via l’usage de leitmotivs et d’un chromatisme très « tristanien » lors de la rencontre Dodon-Chémakhane, dotée de surcroît d’une orchestration dont l’inventivité et les alliages de timbres continuent de nous ravir cent ans plus tard. A noter que cet orchestre si riche ne couvre jamais les chanteurs, mais entre avec eux dans un dialogue en forme de contrepoint. Alain Altinoglu est à son affaire, semblant vouloir faire rendre à chaque mesure ce qu’elle contient de suc instrumental, sans pour autant rompre la ligne de la narration. Pari réussi, grâce à un orchestre de la Monnaie en lévitation, qui parvient à fondre ses timbres dans les alchimies délicates voulues par le compositeur, et dont plusieurs solistes se couvrent de gloire.
© TRM
Laurent Pelly semble choisir dans un premier temps d’illustrer la fable au premier degré. Mais il le fait avec le talent et l’humour qui lui sont coutumiers. L’immense lit impérial, la robe bouffante de bonne mère, les coiffures ridiculement semblables des fils du tsar, le Coq d’or joué par un acteur, tout concourt à restituer une atmosphère burlesque qui trouve son exact pendant dans une musique où le sublime côtoie le grotesque. Et, au fil du spectacle, tous ces accessoires comiques semblent prendre un autre sens, nettement plus politique. On ne révélera rien de plus, mais la transformation du lit au III en est un bel exemple.
Et comme à chaque fois, le metteur en scène parvient à obtenir de ses chanteurs des talents de bateleur qui impressionnent. Qui aurait cru que le placide Dodon de Pavlo Hunka parvienne ainsi à nous faire rire ? Même chose avec la Tsarine de Chémakhane de Venera Gimadieva, dont la silhouette longiligne et l’impeccable maintien se transforment pour en faire une irrésistible meneuse de revue, qui oblige son nouveau soupirant à exécuter un désopilant numéro de danse. Si Pelly peut obtenir autant de ses artistes, c’est probablement à cause du profond respect qu’il témoigne à la musique. Rien dans ses idées ne va contre la partition, et il ne demande jamais à un chanteur de se mettre dans une position inconfortable, si débridée soit sa créativité. Cela permet au chant rimskien de déployer ses envoûtantes mélopées, où se mêlent réminiscences wagnériennes et orientalisme le plus lascif. Déjà mentionnée pour la sensualité qu’elle déploie sur scène, Venera Gimadieva parvient à séduire aussi par les flots d’érotisme qu’elle met dans une voix parfaitement conduite, apte à toutes les acrobaties comme aux arabesques les plus délicates. Mêmes qualités de souplesse chez l’Astrologue d’Alexander Kravets, qui domine presque sans effort la tessiture meurtrière de son rôle. Comme le compositeur l’a expressément demandé, il mélange les registres de tête et de poitrine pour composer un personnage androgyne, à la limite du surnaturel, qui s’imprime dans la mémoire malgré la brièveté de ses interventions. Le Polkan d’Alexander Vassiliev n’est pas la grande basse russe à laquelle le rôle est destiné, mais les notes sont toutes là, et la crédibilité scénique est telle que la prestation purement vocale passe au second plan. L’intendante d’Agnes Zwierko tient elle les deux bouts de la balance : une drôlerie irrésistible dans le jeu, et une moire à se damner dans le timbre. Les deux fils du tsar, chantés par Alexey Dolgov et Konstantin Shushakov, sont aussi ridicules et fats qu’il se doit. Au final, seul le Dodon de Pavlo Hunka déçoit, le chant manquant de puissance et l’articulation étant trop molle. En léger décalage au début de la représentation, et parfois piégés par l’écriture redoutable de leur partie, les chœurs se mettent en ordre de bataille au II et triomphent au III, en peuple parfaitement veule et abruti, antithèse absolue de ce que nous montrent Glinka ou Moussorgski.