Pour cette nouvelle production de Rigoletto qui ouvre la saison montpelliéraine, il n’y a que du beau monde. Valérie Chevalier a réuni une distribution sans faiblesse, avec quelques pépites, et invité un chef, Roderick Cox, qui permet à l’orchestre et au chœur de déployer toutes les qualités attendues des plus grands. Quant à la mise en scène, rien de ce que crée Marie-Eve Signeyrole ne laisse indifférent. Sa nouvelle approche de l’opéra de Verdi ne déroge pas à cette règle. S’affranchissant de toute tradition (du livret et des didascalies), elle distingue et oppose le père aimant et protecteur de Gilda au bouffon provocateur. Si la proposition est inédite, la transposition contemporaine d’un Rigoletto artiste n’est pas nouvelle (Nancy, Richard Brunel, Le duc mène la danse, et les masques tombent). D’une approche comparable, on se souvient aussi d’un Orfeo artiste, à Dijon (Marc Mauillon triomphe en pop-star, Yves Lenoir, il y a cinq ans).
Rigoletto est ici un humoriste en tournée (one-man show), en costume canari, accompagné de ses fans. Il a surnommé « Le Duc » son agent, artiste raté, qui y pêche ses conquêtes. Maddalena n’est autre que l’ex-femme du bouffon. Quant à Sparafucile, la mise en scène le confond avec Rigoletto, « deux faces d’une même médaille ». La malédiction, ressort du drame, n’est plus qu’anecdotique. La virtuosité de Marie-Eve Signeyrole, est connue, comme son art consommé d’user des toutes les techniques contemporaines, assistée d’une équipe très professionnelle. Le spectacle fort, aux lumières agressives, ignore la simplicité, la sobriété. Il laisse pensif sinon pantois.
Evidemment, pour expliciter cette mutation radicale, la mise en scène doit préparer le public et lui rappeler régulièrement qu’il assiste à un spectacle dans le spectacle. Durant le prélude, Rigoletto tue sa fille après l’avoir surprise avec le Duc, des additions (le one-man show), de fréquentes interruptions, qui se veulent humoristiques (« veuillez nous excuser, le spectacle reprendra dans quelques instants ») cassent le rythme, les progressions. Rigoletto mime en gros plan les tubes de l’ouvrage, leur réalisation demeurant confiée à ses partenaires. Le sur-titrage s’est adapté : le texte français, revu et corrigé, est accompagné de sa traduction anglaise.
Seule la musique demeure et l’on doit réprimer sa stupéfaction à l’immense gâchis que représente un tel dévoiement. Que viennent faire ici les rhinocéros ? Souvenir d’une licenciée de lettres modernes confié à un public qui, majoritairement n’a certainement jamais vu Ionesco, mais constate l’absurdité ? Recherche désespérée d’un aphrodisiaque par les décapités (oui !) qui scient la corne de l’animal ? Tout est dans tout n’est-ce pas ?
La pluralité des apparences de la star appauvrit sa complexité comme son humanité émouvante. La confusion délibérément entretenue entre lui et Sparafucile, le dédoublement régulier, systématique, de personnages essentiels durant certaines scènes (vidéo, jeu de miroirs, doublures physiques mises en perspective), la relecture alambiquée, brouillonne, artificielle, surréaliste de l’ouvrage en altère l’accès. Ajoutons à cela une animation constante de l’espace scénique par les danseurs, les figurants et vous aurez compris que la lisibilité n’y trouve pas son compte. C’est laid, à en sourire (le bouffon en costume canari, les rhinocéros…) ou à le déplorer, trop souvent. Une parodie, à la Mel Brooks ou façon Barrie Kosky, aurait au moins eu le mérite de divertir et d’appeler le rire. L’attention se disperse, cette approche singulière nous laisse sur notre faim. L’émotion, rare, n’est due qu’à la musique et à ses interprètes. Il faut relire la préface de Hugo au Roi s’amuse.
Rigoletto © Marc Ginot
Ce sont là des raisons supplémentaires pour souligner les mérites des chanteurs à se prêter à ce jeu, à concilier les exigences musicales et expressives de la partition avec celles qui les dévoient. Aucun ne démérite. Gëzim Myshketa, malgré la charge d’un rôle « enrichi » par cette vision singulière, donne toute son énergie et sa sensibilité à Rigoletto. Ses duos avec Gilda sont autant de réussites. La voix du baryton est ample et conduite avec art. Si Rame Lahaj, le Duc de Mantoue n’atteint la plénitude de ses moyens qu’au deuxième acte, nous avons là un solide ténor, racé, aux aigus faciles, rarement pris en défaut. Gilda est superbe, avant même le « Gualtier Maldè…», le chant comme le jeu de Julia Muzychenko, bellinienne passionnée, emportent l’adhésion : la voix est sonore, colorée, articulée comme soutenue, les aigus pianissimo, la fraîcheur cristalline, la longueur de voix, son agilité et l’élégance de ses traits, tout la désigne comme une des plus belles Gilda. C’est à son chant que l’on doit les émotions les plus justes. La quatuor est réussi, où, délibérément, Maddalena (Rihab Chaieb) surjoue son rôle, où chaque ligne se différencie. Sparafucile est fort bien campé par Luiz-Ottavio Faria, malgré la direction d’acteur qui en fait un double de Rigoletto. Borsa (Loïc Félix), Marullo (Jaka Mihelac), Monterone (Tomasz Kumiega), le Comte de Ceprano (Jean-Philippe Ellouet-Molina) forment une belle brochette de voix masculines. Ces dames ne sont pas en reste avec Julie Pastouraud (Giovanna), Anthea Pichanick (la Comtesse) et Inès Berlet (le page). Aucune faiblesse, donc.
L’orchestre, puissant sans jamais être lourd (l’orage), est d’une fraîcheur rare. Tout est clair et dynamique, le chant est constant, les soli (le hautbois tout particulièrement) réalisés avec art. Si la formation a conquis ses lettres de noblesse avec son actuel directeur musical, nul doute que, ce soir, Roderick Cox lui imprime sa marque. Le chœur, le plus souvent placé aux premiers rangs du public (les « groupies »), se montre lui aussi sous son meilleur jour. En dehors de la fonction que lui assigne la réalisation, son homogénéité, la dynamique et la précision comme la projection sont au rendez-vous.
Des applaudissements, plus ou moins nourris, pour saluer tel ou tel air connu, la salle est interrogative, partagée entre le désir de manifester sa gratitude aux artistes et, pour part, son rejet de l’approche choisie.
Une occasion manquée.
(*) Le titre de ce compte rendu est emprunté à l’annonce dont l’affichage est répété au cours de la soirée.