Pour l’avant-dernière production de sa saison, l’Opéra de Monte-Carlo propose un Rigoletto de bonne tenue dont nous réjouissons d’avoir vu les deux distributions proposées en alternance, la deuxième s’étant montrée bien plus satisfaisante (côté masculin du moins) que la première.
C’est une mise en scène classique, mais de bon aloi, que signe le maître des lieux, Jean-Louis Grinda. Pas de relecture iconoclaste ici. L’histoire est simplement transposée à la fin du 19e siècle où les courtisans, devenus des bourgeois habillés en frac, s’adonnent au début du premier acte à une « partie fine » dans le grand salon du Duc, avec force filles dévêtues. Remarquablement stylisés et épurés, les superbes décors de Rudy Sabounghi sont une fête pour les yeux (tout comme les costumes qu’il signe également) et assurent la réussite plastique de la production par ailleurs magnifiée par les éclairages puissamment évocateurs et dramatiques de Laurent Castaingt. A décors sobres, mise en scène sobre. C’est à la transparence des situations, à l’impact dramatique des différentes scènes et à la vraisemblance des personnages que Grinda semble s’attacher. Au niveau dramaturgique, on se souviendra essentiellement du changement de tableau du premier acte, où l’on voit Rigoletto troquer son costume de bouffon (et se débarrasser de sa bosse au passage !) pour des habits de ville, illustration aussi forte qu’efficace de la séparation entre sphère publique et privée (mettant aussi en exergue la double nature du personnage).
En ce qui concerne la crédibilité des protagonistes, malgré une direction d’acteurs louable et efficace, le metteur en scène monégasque n’est guère aidé le premier soir, hors la frémissante Gilda de Nathalie Manfrino. Cette prise de rôle est le plus grand bonheur de la soirée, le soprano français s’y révélant tout à fait convaincant. Grâce à une technique vocale hors-pair, elle parvient à alléger suffisamment ses moyens (la voix s’est considérablement élargie depuis quelques temps) pour instiller au célèbre « Caro nome » des tons délicats et des mezza voce veloutées. La lumière de ses aigus, son beau legato et enfin sa présence dramatique touchante de vérité émeuvent fortement, lui valant un beau succès personnel aux saluts.
Le Rigoletto du baryton géorgien Lado Ataneli est indéfendable. Acteur plus que limité, incapable de conférer à son personnage la moindre consistance hors quelques mimiques éculées, il se révèle tout aussi piètre chanteur, incapable de nuancer un chant délivré uniformément, aux accents monocordes et au rayonnement inexistant.
Stefano Secco déçoit également. Il peine à donner une véritable épaisseur et surtout du charisme à ce jouisseur cynique qu‘est le Duc et accuse de franches inégalités dans l’émission, handicapant une voix au timbre certes séduisant mais manquant cruellement de mordant et de relief. Ni vocalement ni scéniquement, le ténor italien ne parvient à s’imposer au cours de la soirée. Fatigue passagère ?…
Inversement le lendemain, la distribution masculine enchante tandis que Gilda en est le maillon faible.
De fait, le bouffon incarné par George Petean impressionne par son ample gamme de couleurs expressives alliée à des aigus généreux et à une intense énergie dans l’accent. Le comédien s’avère par ailleurs superbe, conférant au rôle-titre une vive charge émotionnelle, notamment dans sa façon d’exsuder toute l’humanité de cet être difforme rongé par le remords. La rage vengeresse lui convient, cela dit, tout autant que la fragilité du père aimant et le fameux air « Cortigiani, vil razza », entonné dans une effarante rage, fait froid dans le dos. Un grand Rigoletto !
Autre révélation, le Duc du tout jeune ténor canarien Celso Albelo. Son timbre clair, brillant et ensoleillé séduit dès l’abord. Les notes hautes sont projetées avec une insolence et une aisance confondantes et l’élégance des phrasés est exemplaire. L’air « Bella figlia dell’amore » est ainsi céleste de tenue et de lumière. Dommage que l’acteur soit plus en retrait, son jeu n’étant pas vraiment celui d’un séducteur au charme irrésistible, mais les qualités du chant compensent largement cette légère carence et en font indubitablement un des meilleurs Duc du moment.
La Gilda du soprano russe Ekaterina Lekhina ne se montre malheureusement pas à la hauteur de ses partenaires, défavorisée par un timbre un rien acidulé, un vibrato léger mais persistant et une émission toute slave qui ne convient pas au chant belcantiste. A un chant (trop) appliqué, elle conjugue un jeu manquant cruellement de naturel, l’héroïne ne se montrant jamais vraiment émouvante.
Dans les rôles secondaires (présents lors des deux soirées), le Sparafucile de la basse bulgare Deyan Vatchkov en impose autant par sa taille (près de deux mètres !) que par sa voix sonore et caverneuse. Marie-Ange Todorovitch campe une Maddalena aux moyens opulents et au fort potentiel érotique. Pour finir, une mention pour le Monterone, sombre et égaré de douleur, de Luciano Montanaro.
Venu en voisin1, Giuliano Carella déçoit quelque peu. Sa direction, parfois excessive – avec une ouverture tonitruante qui ne tient pas compte de la dimension des lieux -, alterne des tempi presque frénétiques dans les scènes de cour, et d’autres, ralentis jusqu’à l’exaspération, notamment dans le premier duo Gilda/Duc de Mantoue. Le chef italien éprouve et met ainsi à mal plusieurs fois les chanteurs, alors que nous connaissons suffisamment sa baguette pour savoir qu’il couve d’ordinaire son plateau vocal. Enfin, le chœur est superbe de précision et d‘homogénéité, remarquablement préparé par Stefano Visconti, offrant à l’auditoire une des principales satisfactions de la soirée.
1 G. Carella occupe actuellement le poste de Directeur musical de l’Opéra de Toulon-Provence-Méditerranée.