L’Espagne, au contraire de la France, aurait-elle repris le chemin des salles de concert ? L’affluence ce dimanche à l’entrée du Liceu laisse le supposer. Encore s’agit-il de la première d’un opéra parmi les plus populaires – Rigoletto, 375 levers de rideau au compteur local depuis 1853 – dans une mise en scène qui a fait ses preuves au même endroit il y a trois saisons, proposée cette fois avec trois distributions différentes dont la plus prestigieuse ouvre la série des représentations. Ceci peut expliquer cela.
Qualifier de minimaliste l’approche de Monique Wagemakers, comme on a pu le lire, sous prétexte que le décor ne s’embarrasse pas d’accessoires apparaît réducteur. Le drame s’articule autour d’une simple plateforme rectangulaire montée sur levier. Soit. Mais ingénieusement utilisé, ce dispositif apparemment sommaire s’avère idéal pour répondre aux impératifs d’un livret qui demande souvent de voir sans être vu. Voici la cour du Duc de Mantoue, enfermée dans ce quadrilatère dont seul Rigoletto ose enjamber la bordure. Une fois le plateau surélevé et transpercé d’un immense escalier, voici la demeure de Gilda contre laquelle les courtisans pourront naturellement apposer leur échelle et, voici en dessous le bouge de Sparafucile que le bouffon et sa fille observeront juchés sur le promontoire. Voici enfin le ring à l’intérieur duquel au deuxième acte, Rigoletto livre combat telle une bête enragée. La chorégraphie des mouvements dont aucun n’est laissé au hasard, le soin porté aux lumières et aux couleurs à travers l’usage de costumes souvent grotesques apportent aussi un indéniable démenti à l’accusation de simplicité. Seule concession au monde d’après, les artistes du chœur sont masqués, sans que la contrainte imposée par la situation sanitaire n’altère l’impression d’excellence.
© David Ruano
On aimerait en écrire autant de l’orchestre du Liceu brusqué par une direction dont on avoue ne pas avoir compris les intentions. Après avoir mené le prélude à train de sénateur, Daniele Callegari adopte un parti inverse et accélère le tempo jusqu’à égarer chœur et solistes dans ce qui s’apparente moins à une fatale malédiction qu’à une vaine agitation. De cette course contre la montre résultent de fréquents décalages. Tel est souvent l’inconvénient des premières. Un nombre insuffisant de répétitions ajouté à trop de pression empêchent la représentation de décoller comme on le voudrait.
Les débuts in loco de Benjamin Berheim, annoncés au portevoix par bon nombre de médias, en font aussi les frais. Le Duc de Mantoue est-il le rôle le mieux adapté à un tempérament sanglé dans une élégance étrangère au personnage ? Amoral, animal, lubrique : à d’autres ! Le ténor offre d’abord au libertin verdien un phrasé admirable, nuancé et tracé d’une encre égale. C’est beaucoup mais est-ce assez ? L’image de Faust ou de Des Grieux, dans la chasuble noire qui lui tient de costume chez Gilda, s’impose au détriment de celle du prédateur frivole et jouisseur. Fatigue, stress ou conséquence de ce hiatus, la projection paraît limitée et l’aigu s’avère fragile au point de ne pouvoir éviter l’accident.
Olga Peretyatko, au contraire, dessine une Gilda sans faiblesse, si ce n’est l’ampleur d’une voix qui semble s’être amincie depuis sa récente maternité – à moins qu’il ne s’agisse des méfaits d’un volume orchestral insuffisamment bridé. Les stratosphères dans lesquelles évoluent la tessiture ne prennent jamais en défaut la précision du trait et la belcantiste transparaît derrière l’usage du souffle et de figures de style appropriées. On a beau dire : rien de tel qu’une Gilda qui sait triller à la fin de « Caro nome ». Et quel effet, dans le numéro final, que cette note exhalée qui ne semble jamais vouloir s’achever, petite flamme inextinguible dont la pâle lumière éclaire une dernière fois les ténèbres insondables de l’âme paternelle.
Christopher Maltman, lui, a de la puissance à revendre, ce qui dans cet opéra de duos qu’est Rigoletto n’est pas sans provoquer de dommageables déséquilibres. La vigueur avec laquelle le baryton empoigne la marotte du bouffon emporte l’adhésion sans occulter quelques défauts d’intonation et le nécessaire évitement de notes trop élevées – qui, à sa décharge, la plupart du temps ne sont pas écrites.
Poussé au crime par la Maddalena racoleuse de Rinat Shaham et le Sparafucile déjà solide de Grigory Shkarupa – une jeune basse russe de 32 ans dont la voix est chargée de promesses –, ainsi court à sa perte Rigoletto, au galop, comme si cette volonté de vitesse voulait masquer certaines insuffisances qui à n’en pas douter s’estomperont au cours des prochaines représentations.