« Après le théâtre dans le théâtre, le cirque dans le théâtre ! » a glosé la critique à propos de Rigoletto selon Robert Carsen à Aix-en-Provence, soulignant, pour qui connait déjà le travail du metteur en scène canadien, le peu de surprise réservée par cette nouvelle production. Serions-nous blasés ? Aurions-nous succombé à cette soif inextinguible de nouveauté qui nous fait brûler ce que nous avons adoré sous prétexte de déjà vu ? Peut-on reprocher à Carsen de faire du Carsen ? Il faut au contraire le remercier de savoir, comme nul autre, avec cette inventivité qui lui est propre, s’emparer d’une œuvre et la reconsidérer sans en corrompre ni l’esprit, ni la lisibilité. Oui, comme toujours chez Carsen, une idée de départ sert de socle à la scénographie. Dans le cas de Rigoletto, la transposition de l’intrigue dans un cirque. Oui, comme toujours chez Carsen, le parti-pris est assumé jusqu’au bout et non abandonné en cours de route ou soutenu mordicus jusqu’à l’absurde ou au contresens (cf Don Giovanni revu et corrigé par Dmitri Tcherniakov également à l’affiche de cette édition 2013 du Festival d’Aix-en-Provence). Oui, la transposition fonctionne et les contraintes imposées par le livret et la scène de l’Archevêché habilement contournées : un décor unique – un cirque donc – à l’intérieur duquel les différents lieux de l’action sont suggérés au moyen d’une roulotte pour la maison de Gilda, et d’un tourniquet pour le repère de Sparafucile. Comme toujours enfin, la beauté des images et la poésie des situations ne sont ni négligées, ni gratuites. « Caro Nome », l’air de Gilda, cette parenthèse onirique dans un univers cauchemardesque, interprété sur un trapèze, se veut l’illustration scénique d’une écriture vocale en apesanteur. Même le strip-tease du duc que l’on a taxé de complaisant trouve dans ce contexte sa justification dramatique : le peignoir ayant abrité son insolente nudité est serré éperdument par Gilda lors de son duo avec Rigoletto.
Dans une logique imparable, le bouffon devient ici clown triste tout en demeurant sa propre victime. George Gagnidze lui prête une voix feutrée qui ajoute à l’humanité du personnage. Ce Rigoletto, qui nous semble manquer de mordant et d’éclat au début de l’opéra, s’impose peu à peu par un chant doucereux, parfois nasal, souvent engorgé mais toujours juste. Comme lui, ses partenaires font mieux valoir leurs atouts dans la deuxième partie de l’opéra. Arturo Chacon-Cruz paraît au premier abord trop terne pour la brillante désinvolture du « Questa o quella » puis la voix gagne en volume et en assurance, dans le registre supérieur notamment. Si l’on aimerait des inflexions plus caressantes, la ligne est solide, le phrasé élégant, l’aigu ardent mais efficace, la « donna e mobile » enlevée et auparavant « parmi vedere le lagrime » suivi de sa cabalette, d’une conviction désarmante. Irina Lungu doit elle aussi passer le cap du premier acte et d’un « Caro Nome », dont les coloratures et les attaques à nu révèlent la faiblesse du suraigu, pour que sa Gilda, moins légère que la moyenne, prenne chair.
Evidemment, l’oreille habituée par le disque au superlatif, peut parfois rester sur sa faim. Pourtant, guidés par la mise en scène, les trois protagonistes font mieux qu’interpréter leurs rôles, ils existent conformément aux enjeux dramatiques de l’ouvrage, sans conteste possible. Ils existent d’autant plus que la direction de Gianandrea Noseda, à la tête du London Symphony Orchestra et de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, l’un et l’autre irréprochables, leur apporte une vigueur et une véracité supplémentaires. Qu’importe alors les bons et les moins bons points : Michèle Lagrange, toujours saillante, même dans un rôle aussi secondaire que Giovanna, José Maria Lo Monaco, Maddalena à la projection insuffisante, au contraire du Sparafucile impressionnant de Gábor Bretz . Qu’importe la critique, puisque Verdi reste vainqueur, son génie réaffirmé, la force de son opéra renouvelée.