Théâtral, le Requiem de Verdi ? Il ne manquerait plus qu’il ne le fût pas, lui que la prière rattache au catholicisme, religion entre toutes dramatique. Le jouer dans un théâtre tire un trait définitif sur la question. Dans cette messe des morts composée à la mémoire de l’écrivain Alessandro Manzoni (mais dont à l’origine le Libera Me voulait célébrer Rossini), Verdi requiert des forces dignes d’un opéra, à commencer par un quatuor vocal – soprano, mezzo, ténor, basse – auquel il est souvent demandé de chanter à gorge déployé. De l’équilibre entre les quatre solistes dépend la solidité d’une cathédrale sonore érigée comme un défi à Dieu (on sait le rapport ambigu qu’entretenait Verdi avec la religion).
Là se trouve sans doute le talon d’Achille de cette exécution prato-élyséenne. Avantagé par la partition, le tandem féminin distance sans peine son alter ego masculin. La direction jupitérienne de Daniele Gatti voudrait une basse plus impressionnante que Riccardo Zanellato dont les « mors » semblent moins une sentence inexorable qu’un appel inapproprié à la clémence. Trop d’humanité et peu d’autorité émoussent l’acuité implacable du propos. Il sera en revanche beaucoup pardonné à Michael Spyres, même si l’écriture met le ténor à rude épreuve, pour l’admirable onction de ses « Hostias et preces tibi », émis sur le souffle et enjolivés d’un trille à convertir le plus acharné des infidèles. Les larmes, à défaut du sang appelé de nos vœux dans l’Ingemisco, coulent plus douces qu’amères. Les aigus piani longuement tenus sont aussi la première des offrandes déposées au pied de la croix par Eleonora Buratto. Les imprécations du Libera me se dissolvent dans l’insuffisance du registre grave mais la ligne demeure solide et l’éclat acéré de la voix assume son office exalté lorsque le soprano se dresse telle une proue de lumière sur le vaisseau musical. Unie au mezzo-soprano dans un Agnus Dei crucifiant, l’alchimie des timbres fait merveille. C’est que Marie-Nicole Lemieux porte haut le flambeau éblouissant d’une partition dépourvue de solo à proprement parler, mais occupée par le contralto canadien dans ses moindres chapelles, du murmure à la véhémence du Quidquid latet où passe, terrible, l’ombre païenne d’Amnéris.
© DR
Le chœur de Radio France, auquel on a adjoint le renfort du chœur de l’Armée française afin de pallier les défections covidales, surmonte l’épreuve du masque imposée par la situation sanitaire pour former une cohorte aussi furieuse dans le Dies Irae que transparente dans le Requiem initial.
L’attaque piano des premières mesures n’est pas le seul miracle d’une soirée qui en comporte de nombreux, celui d’abord de réunir sur la même scène une centaine d’artistes quand de l’autre côté des Champs-Elysées, Garnier et Bastille se voient contraints de tirer le rideau. Les retrouvailles entre l’Orchestre national de France et Daniele Gatti qui le dirigea huit ans, de 2008 à 2016, sont une effusion sonore dont l’écho se fait entendre à travers la richesse des contrastes et la manière dont chacun des pupitres obéit au geste péremptoire d’un chef hissé au rang de démiurge par l’ardeur irrépressible de sa direction. Si la lumière, lorsqu’elle survient, aveugle plus qu’elle ne caresse, la clarté des timbres ne cesse d’émerveiller. L’orgie volumique atteint son comble dans un Tuba Mirum stupéfiant, dont on ne dira rien du dispositif pour ne pas spoiler les auditeurs du concert de ce samedi 5 février, diffusé en direct sur France Musique.