Autour du trio mythique que constituèrent Clara et Robert Schumann avec leur ami Johannes Brahms, le ténor allemand Werner Güra et le pianiste autrichien Christoph Berner ont conçu un programme brillamment composé, nous entraînant dans le sillage de la création musicale. Aussi, après l’introduction plaisante de Stéphane Goldet dans le Studio 104 de la Maison de la Radio, attirant l’attention sur l’humour de Brahms dans sa Sérénade inutile (Vergebliches Ständchen), ce sont surtout le désir romantique et la nostalgie d’un temps révolu qui fascinent l’auditoire.
Les interprètes s’attachent à faire percevoir ce passage de l’insouciance d’une jeunesse enthousiaste au sentiment poignant du temps qui s’enfuit : appuyant de manière démonstrative son phrasé sur quelques accents toniques, en allégeant la diction des autres syllabes, Werner Güra propose une version enlevée de la fameuse sérénade « donnée en vain », extraite de Romanzen und Lieder, avec ses figuralismes au piano. C’est aussi de manière enjouée, en complicité avec Christoph Berner au clavier, que le ténor interprète un chant populaire bohémien mis en musique par Brahms, avant de faire entendre un timbre plus radieux, plus passionné aussi, dans un poème de Rückert, Er ist gekommen, premier des trois lieder de l’opus 12 de Clara Schumann. Sait-on assez, d’ailleurs, qu’elle a composé au moins une trentaine de lieder ?
C’est ainsi, tout d’abord, une sorte de dialogue de mélodies entre Johannes Brahms et Clara Schumann, deux styles qui alternent et dont le ténor restitue à la fois les différences et l’inspiration commune – un dialogue ponctué par des plages purement instrumentales dues à Robert Schumann – les sombres Nachtstücke, pièces nocturnes fiévreuses, dont Christoph Berner communique avec ferveur l’obstination autant que le lyrisme enchanteur. La voix du ténor se pare de couleurs sombres pour évoquer les rêves de Heine (Clara Schumann) ou la solitude de la forêt d’un poème de Lemcke (Brahms), joue de son talent de diseur pour évoquer les amours malheureuses ou la consolation d’un clair de lune.
Ménageant une forme de progression qui, paradoxalement, rend de plus en plus sonore l’intimité des poèmes, Werner Güra cisèle avec sensibilité trois lieder de Brahms dont le texte, toujours parfaitement audible et compréhensible, enchaîne les thèmes de la fidélité amoureuse (Liebestreu, lied de jeunesse, d’un lyrisme intense), de la mort (extraordinaire interprétation de Der Tod, das ist die kühle Nacht, qui se situe entre les Hymnes à la Nuit de Novalis et Tristan et Isolde de Wagner) et du cimetière, avec ses tombes dont les noms s’effacent peu à peu, recouverts de végétation.
On comprend alors que ce récital est conçu comme un mémorial : à un Nachtstück très recueilli succède la série moins connue de douze lieder de Robert Schumann d’après Justinus Kerner, poète souabe de l’époque romantique, interrompue seulement par une dernière pièce des Nachtstücke, évoquant le souvenir nostalgique du désir (Sehnsucht). Cette suite d’instantanés, sans constituer un cycle, présente un éventail thématique auquel correspond une variété de nuances, depuis le plaisir d’être calfeutré chez soi pendant une nuit de tempête (Lust der Sturmnacht) jusqu’à la réminiscence des sons anciens du temps d’une jeunesse lointaine (Alte Laute).
Par leur vision commune des œuvres et l’attention qu’ils portent l’un à l’autre dans le dialogue musical auquel ils se livrent, Werner Güra et Christoph Berner rendent un très bel hommage aux affinités sentimentales et musicales qui unissaient les trois compositeurs.
En bis, ils offrent au public le dernier des trois poèmes du recueil Liebesfrühling (Printemps de l’amour) de Friedrich Rückert que Robert Schumann avait demandé à Clara de mettre en musique pour compléter les neuf autres composés par ses soins, sous la forme d’un cycle de douze lieder (intégré à son opus 37 à lui, tout en étant l’opus 12 de Clara), cadeau d’anniversaire qu’elle offrit à Robert le 8 juin 1841.