Pour fêter le 202e anniversaire de Giuseppe Verdi, ce 10 octobre, Parme réunissait, sur la scène du Teatro Regio, Vittorio Vitelli et Gregory Kunde accompagnés au piano par Béatrice Benzi. Le premier, vainqueur du concours Operalia en 1996, est un baryton dont l’essentiel de la carrière se déroule au sud des Alpes. Faut-il encore présenter le deuxième ?
Le programme alterne des airs et duos extraits d’opéras verdiens d’une telle exigence dramatique qu’ils sont peu souvent interprétés ainsi, détachés de leur contexte, et privés du soutien de l’orchestre. Ezio dans Attila ouvre les hostilités avec « Dagl’immortali vertici », aria bipartite caractéristique de la manière d’un jeune Verdi encore sous influence rossinienne. Le premier mouvement, lent, sert à mettre en valeur la noblesse du timbre et de la ligne, le second, rapide, exalte l’héroïsme et la virtuosité du chanteur. Sur la réserve, Vittorio Vitelli pose ici les jalons de ses interventions suivantes. La voix est longue, projetée, unie sur toute la tessiture, d’une matière souple – étoffe velouteuse plutôt que métal ardent – sans excès de noirceur, ni de clarté. Le chanteur, intrépide, montre déjà dans l’aigu une facilité certaine, ce que confirmera plus tard la conclusion à la tierce supérieure de « Oh, dé verd’anni miei ». Ezio, ainsi exposé tout d’une pièce, ne brille pas par son intelligence mais il ne faut pas demander aux premiers héros verdiens trop de subtilité. Le relief psychologique des personnages s’accentuera peu à peu, au fur et à mesure que le compositeur gagnera en expérience, dès Macbeth taillé par Vittorio Vitelli dans un marbre encore lisse quand « Pari siamo », le récitatif agité de Rigoletto en fin de soirée laisse enfin entrevoir les tréfonds cabossés de l’âme.
Gregory Kunde © Roberto Ricci
C’est toute la différence avec son partenaire. Dès son premier air, le douloureux « Quando le sere al placido », Gregory Kunde rappelle tout ce qui aujourd’hui le rend unique. Non la longévité – exceptionnelle –, non le parcours atypique d’une voix de contraltino rossinien devenue au fil du temps celle d’un lirico spinto verdien (comme si un boxer poids coq finissait par concourir dans la catégorie poids lourd), non l’assurance d’un aigu encore imparable – le contre ut reste à sa portée quand beaucoup de ténors du même âge, voire plus jeunes, y ont depuis longtemps renoncé –, non le grave définitivement conquis, non la projection phénoménale, non la vaillance, non le courage et l’audace, mais la force d’expression, cette capacité remarquable à entrer dans la peau du personnage jusqu’à ne former qu’un avec lui, au risque de se prendre à son propre jeu. Intimement vécu, l’air d’Otello prend Gregory Kunde au dépourvu, bouleversant, bouleversé au point de devoir momentanément quitter la scène pour reprendre pied. Stupéfiante aussi la manière dont ce chant à la maturité assumée peut traduire la jeunesse exaltée d’Alfredo dans La traviata ou la désinvolture de Mantoue dans Rigoletto le temps d’une « donna e mobile » proposée en bis et couronnée d’un Si radieux. Généreux avec ça, comme si ce récital était son dernier, qu’il lui fallait tout donner afin de s’acquitter d’une dette vis à vis de Verdi, vis à vis du Teatro Regio dont il se plait à rappeler la beauté historique, vis à vis d’un public aimé, aimant. Il juge son contre-ut dans « Di quella pira » trop court. Qu’à cela ne tienne, il interpelle la pianiste – la bienveillante Béatrice Benzi – et reprend le passage en tenant cette fois la note longuement. Les applaudissements, déjà généreux, s’emballent. « Esultate » réclame un spectateur insatiable au balcon. Le ténor propose plutôt d’entonner tous ensemble un « Tanti auguri » à Verdi. La salle s’exécute puis, reconnaissante, se lève pour saluer le compositeur et celui qui, ce soir, lui a rendu le plus enthousiasmant des hommages.