En tournée un peu partout en Europe et en France depuis plusieurs semaines, le duo composé de Stéphane Degout et de Simon Lepper fait beaucoup parler de lui, comme en témoignent des comptes rendus à Lyon, Bruxelles et Dijon. Il y a en effet beaucoup à attendre d’une telle alchimie : un baryton qui fait maintenant autorité en musique allemande comme en mélodie française, et un pianiste qui s’est avant tout spécialisé dans l’accompagnement des récitals lyriques. C’est donc non sans une excitation curieuse que le public parisien se presse dans la salle du Théâtre de l’Athénée (note aux mélomanes n’ayant pu se déplacer, le concert fera l’objet d’un enregistrement et d’une publication au disque par B Records).
Chaque récital ayant son paillasson, dans « Aurore », Stéphane Degout prend ses marques, étant globalement en retrait de ce qu’il offrira ce soir. Pourtant, le chanteur est paré au combat dès les Poèmes d’un jour. Ses aigus (« Toujours ») n’ont rien perdu de leur brillance et le français est toujours aussi soigné, notamment les voyelles nasales qui sont pourtant la terreur de nombre de chanteurs. Côté piano, la sauce ne semble pas encore avoir pris dans Fauré. Le jeu de Simon Lepper est certes raffiné, mais demeure dans un retrait assez routinier.
Fort heureusement, les premières mesures de son piano brahmsien nous font regretter ces reproches. C’est dans la musique allemande que le partenaire de scène du baryton se révèle pleinement, les contrechants et colorations harmoniques étant soulignées avec beaucoup de délicatesse (« Feldeinsamkeit »). Quant à Stéphane Degout, le piano chargé de teintes sombres lui convient encore mieux. Ciselant chaque mot comme s’il s’agissait du plus important, il tient en haleine un public dans un programme qui, par sa pénombre, aurait été fatal à bien d’autres interprètes. La pente se fait soudain glissante lors du « Willst du, dass ich geh ? », le débit de texte faisant presque chavirer l’interprète, mais celui-ci se rattrape avec brio par un art de la scène souverain.
Est-ce leur trop grande proximité avec les monuments que sont Dichterliebe et les deux Liederkreise opp. 24 et 39 qui fait de ces Kerner-Lieder op. 35 une œuvre assez peu courue des chanteurs ? Le cycle a pourtant beaucoup pour plaire : si tout n’y est pas aussi fluide que dans les susnommés, les morceaux sont composés pour s’enchaîner naturellement les uns dans les autres, faisant de ces douze stations un grand édifice aux nombreuses faces. La poésie de Justinius Kerner n’y est d’ailleurs pas pour rien. Très certainement moins raffinée que Heine ou Eichendorff, elle se teinte pourtant d’un pré-mysticisme singulier, que Schumann reprendra avec succès à son compte.
Bien plus tourmenté que son successeur barbu, le jeune compositeur se lance avec passion dans un « Lust der Sturmnacht » que le baryton et le pianiste entonnent avec la poigne nécessaire. Le contraste avec le « Stirb’, Lieb’ und Freud’ » se fait d’autant plus saisissant. Réduite à sa plus simple expression chorale, le piano déploie un hymne discret, sur lequel le chant (fragile, au bord de la rupture) du baryton vient se greffer. Certes, c’est aigu, certes c’est tendu, mais l’intention et l’expression n’en sont pas moins belles. « Erstes Grün » donne à Simon Lepper l’occasion de se déployer mélodiquement, l’interprète révélant de merveilleuses capacités de phrasé que l’on retrouvera dans l’ultime volet du cycle. Point dramatique culminant du cycle, « Stille Thränen » est une lente progression harmonique vers un paroxysme d’expression. Le piano se charge en résonances graves, tout comme la voix du baryton dans ce crescendo mené jusqu’au bout par des artistes dont les moyens ne se voient nulle part entravés. Les deux dernières pièces sont par opposition désarmantes de simplicité. Enchaînées l’une dans l’autre, elle sont un adieu progressif aux émotions vécues précédemment dans le cycle. Dans un art stupéfiant de la « projection douce » et de la construction de la phrase, Stéphane Degout suspend la salle durant toute la dernière pièce, où le poète « ne souhaite être réveillé que par un ange ». Il en va de même pour le public qui ne rouvrira les yeux et les oreilles seulement pour entendre le poétique et discret « Lerchengesang » de Brahms donné en bis par les deux interprètes.