Pour ce récital de dive donné dans le décor grandiose de l’immense théâtre antique d’Orange, le programme prévoit dans son déroulement et dans le choix des airs une alternance des timbres et des tessitures, des tonalités et des registres, mais aussi leur union sous la forme de quelques duos – tout cela dans un échange constant avec l’orchestre jouant le rôle de troisième grand acteur de cette manifestation. Placée donc sous le double signe du contraste et de la complémentarité, la soirée présente la succession et, à la fin de chacune des deux parties, la réunion des voix d’une diva brune – Béatrice Uria-Monzon – et d’une diva blonde d’autant plus épanouie qu’elle attend sous peu la naissance de son second enfant – Diana Damrau, étonnamment à l’aise dans ces circonstances sur cette scène gigantesque. L’Orchestre National de France, magnifiquement dirigé par Michel Plasson donne aussi des pièces purement instrumentales au début et au milieu de chaque partie, avec une précision et une subtilité marquantes dans l’ouverture de La Force du destin et dans la Marche hongroise de La Damnation de Faust. Au reste, le choix des parties instrumentales vient compléter avec bonheur le programme vocal, ce qu’illustre particulièrement l’exécution virtuose de la brillante ouverture de Semiramide.
Jouant de tout ce qui peut opposer les couleurs sombres d’un mezzo-soprano aux envolées aériennes d’un soprano colorature, les deux cantatrices cultivent pour ce projet commun leurs différences, y compris dans ce qui les caractérise profondément. Ainsi de l’aisance sur scène de Diana Damrau et de sa spontanéité, s’opposant à la retenue de Béatrice Uria-Monzon, d’apparence plus calme et posée. La complémentarité des voix va de pair avec celle des personnalités. L’élégance commune aux deux cantatrices fait de leurs duos des moments particulièrement réussis, à tel point d’ailleurs que le dernier bis est la reprise du duo Giulietta-Nicklausse des Contes d’Hoffmann qui clôture la première partie.
Si tout est parfaitement réussi, la première partie paraît un peu lisse, certes techniquement impeccable, donnant à entendre un beau son, des vocalises maîtrisées et des nuances travaillées quoique pas toujours parfaitement audibles. La distance est si grande entre la scène et le public qu’elle dessert parfois les notes graves de Béatrice Uria-Monzon. Le récital ne devient véritablement émouvant que vers la fin de cette première partie, avec le superbe « Regnava nel silenzio » de Lucia di Lammermoor et la Barcarolle des Contes d’Hoffmann (que la reprise sous forme de bis rendra plus lyrique encore). Après la pause, en revanche, tandis qu’un léger vent se lève, une passion plus intense se déploie, accompagnant des changements de tenues, les deux cantatrices ayant troqué leurs robes aux couleurs sombres et froides pour de nouveaux vêtements : Béatrice Uria-Monzon, habillée de blanc et de jaune, subjugue le public avec « D’amour l’ardente flamme », chanté avec une rare intensité, tandis que tous les cœurs sont plus tard captifs de la voix de Diana Damrau, sompteusement vêtue de rouge et d’orange, subtile et raffinée dans l’air de La Somnambule « Ah non credea mirarti ». Et l’on ne peut que céder à nouveau aux accents déchirants de « Vissi d’arte, vissi d’amore » interprété par Béatrice Uria-Monzon – que nous avions eu le bonheur d’entendre lors de sa prise de rôle en Avignon pour Tosca en mai dernier (voir recension).
Dans cette forme de surenchère lyrique qui s’apparente aussi dans l’esprit du public, époque oblige, à des jeux olympiques du chant, l’air de Gilda réserve cependant une surprise au cours d’un spectacle où la simplicité et l’humour (bienvenu quand le vent emporte inopinément une partition) le disputent à l’amour de la musique. Au beau milieu de l’air « Caro nome » (Rigoletto), Diana Damrau ne reprend pas en même temps que l’orchestre, provoquant un instant de flottement vite maîtrisé par Michel Plasson dont la baguette reste en suspens. « Excusez-moi, je me suis trompée », chante Diana Damrau avec un sourire charmant et beaucoup de naturel. Aussitôt applaudie, elle tourne deux ou trois fois sur elle-même, prend sa tête entre ses mains à la suite d’une première reprise qui tourne court. Michel Plasson s’adresse alors à son tour au public : « Elle a une si jolie voix que nous allons recommencer ». Et Diana d’ajouter : « la partition est restée à la maison dans un carton ». Bien entendu, l’air est ensuite parfaitement exécuté, avec une maîtrise, un lyrisme et un impact redoublés par l’incident.
Diana Damrau offre deux bis, dont l’un est l’air de Giuletta « O quante volte », initialement annoncé dans le programme et qui en avait disparu (il figurait dans la première partie qui devait se conclure par le duo Giulietta-Romeo : « Odi tu ?… Vieni, ah ! vieni » de I Capuletti et i Montecchi de Bellini). Béatrice Uria-Monzon donne une interprétation sensible de l’air de Salomé (dans Herodiade de Massenet) « Il est doux, il est bon », avant la reprise du duo d’Offenbach.
De cette très belle soirée sous les étoiles, on retiendra également qu’une cigale s’efforçant, par moments avec succès, de rivaliser avec l’orchestre lors du morceau d’ouverture, s’est tue subitement dès que la voix de Béatrice Uria-Monzon (« O don fatal ») s’est élevée et ne s’est plus fait entendre par la suite. C’est qu’en tous points et à tout moment les deux immenses cantatrices ont fait preuve d’une virtuosité qui n’exclut jamais la musicalité, de prouesses techniques qui laissent intacte la force du sentiment – le duo de Lakmé, en conclusion de la seconde partie, en est un exemple saisissant. Ces extraits d’opéras assemblés en fonction des couleurs et des figures faisaient penser à des mosaïques vocales ornant la scène du théâtre romain.