Les mots murmurés par le public juste avant d’entrer dans la grande salle Henry Le Bœuf ne trompent pas. Sur toutes les lèvres, un seul nom, celui du baryton allemand. La Staatskapelle de Dresde a beau être l’orchestre le plus ancien d’Europe, et selon beaucoup d’experts, le meilleur, c’est bien pour Matthias Goerne que les gens sont là.
Pourtant, Daniel Harding a bien des choses à dire. D’abord dans un très rare « Blumine » de Mahler, mouvement lent écarté par le compositeur parce qu’il allongeait par trop sa Première symphonie. Les timbres moelleux des Saxons y font merveille, guidés par une baguette amoureuse. On ne sait qu’admirer le plus, de la trompette idéale de force et de tendresse ou du délicat contrechant des violoncelles. On sent tout ce que le jeune Gustav doit à Wagner, mais ces dix minutes passent comme un rêve, et déjà l’imposant baryton fait son entrée.
Goerne, c’est d’abord une présence physique immense, reflet d’une voix qui semble surgir des entrailles de la terre pour s’élever vers les étoiles. La frêle silhouette du chef fait ressortir la largeur du chanteur, sa puissance qui paraît démesurée mais qui est utilisée avec une parcimonie qui trouve son reflet dans les dosages instrumentaux millimétrés voulus par le compositeur. Pas question de donner de la voix pour impressionner la galerie, tout ici est intérieur, pensé, médité, donné avec une sincérité qui bouleverse. Ces Kindertotenlieder, si éteints ou mornes lorsqu’ils sont chantés par des artistes qui leur restent extérieurs, acquièrent ce soir une dimension cosmique. C’est toute la douleur du monde qui est exprimée ici. Le silence médusé du public dit plus que bien des discours la profondeur d’émotion atteinte en ce soir de juin. Quarante secondes entre les dernières mesures de « In diesem Wetter » et les applaudissements. De mémoire de mélomane bruxellois, ça n’étais plus arrivé depuis très longtemps.
Qu’importe dès lors que la seconde partie du concert nous donne à entendre une Huitième symphonie de Dvorak aussi gorgée de lumière, toute bouillonnante de la sève des instrumentistes les plus virtuoses et les plus significativement beaux de la planète, qu’importe que Daniel Harding montre une fois de plus une conception de l’œuvre à la fois claire et conquérante, qu’il déchaîne les houles de sa phalange ou qu’il obtienne des pianissimi sublimes, comme tombés du ciel. Au milieu de toutes ces splendeurs, nos coeurs sont devenus comme sourds. C’est qu’ils sont encore avec Matthias Goerne, et qu’ils le resteront longtemps, à pleurer ces enfants morts qui sont désormais les nôtres pour l’éternité.