Il est, à Paris, des dimanches cafardeux comme des lundis où le ciel morose écrase de sa masse grise des toits incessamment mouillés d’une pluie fine et glacée. Il est jours d’hiver où l’on aimerait faire ses valises, où le programme du récital de Ludovic Tezier au Palais Garnier, proposé en soirée comme un canot de sauvetage, comble un désir profond : partir. Accepter l’invitation au voyage, en compagnie de compositeurs allemands puis français, selon une progression clairement commentée par Camille Prost dans le feuillet distribué à l’entrée de la salle : « l’insatisfaction et la douleur » poussent les premiers à parcourir le monde en une vaine quête d’absolu quand une « promesse d’exotismes enchantés » guide d’abord les seconds.
Aller de l’ombre diffusée par la mélodie simple de « An die Musik » que le timbre noir de Ludovic Tézier assombrit davantage, vers la lumière de « L’île inconnue » dessinée avec tant de précision par un chant transporté qu’il nous semble apercevoir cette « rive fidèle » dont parle le poète. La succession apparemment désordonnée de Lieder extirpés de leur cycle peut désorienter – à commencer par « Gute Nacht », le premier numéro du Voyage d’hiver, relégué à la troisième position. Mais on nous explique – Camille Prost encore – que la partie allemande du récital est conçue comme une « pièce musicale », une sorte de da capo dont le premier thème serait Schubert et le second Schumann. Soit.
Le trajet évidemment n’est pas égal. Il le serait qu’on le trouverait peut-être ennuyeux. Certaines de ses pages inspirent davantage le baryton. On l’attendait dans Les chansons de Don Quichotte et c’est là qu’il nous laisse en rade, comme aveuglé par le passage des ténèbres germaniques au soleil castillan – malgré un nécessaire entracte –, la diction limpide mais le chant soudainement fragile, le changement de registre vocal moins assuré. Fauré aussi le montre moins disert ; L’Horizon chimérique, privé de thèmes récurrents et libre de structure, n’est pas pour l’auditeur une partition aisément abordable. L’épanchement passionné des Berceaux où le chant, par son ampleur, aborde exceptionnellement les rivages de l’opéra, séduit davantage, tout comme les deux Duparc – « L’invitation au voyage « et « La vie antérieure », l’un et l’autre somptueusement imagés. Puis cette « île inconnue », extraite des Nuits d’été – cycle intégralement enregistré il y a 15 ans (pour le magazine Classica avec Robert Gonnella au piano) – parcourue depuis en long, en large et en travers, connue de façon si intime que chaque mot se teinte d’intentions, sans ne jamais donner une quelconque impression de maniérisme ou d’affectation.
Ce souvenir serait celui que l’on garderait de la soirée si auparavant, en fin de première partie, « Erlkönig » (Le Roi des aulnes) n’avait tout dévasté sur son passage. Dans cette ballade macabre que Schubert aurait composé « en un instant, aussi vite qu’on peut écrire », le piano de Thuy Anh Vuong abandonne son rôle d’accompagnant pour prendre place aux côtés de la voix et, avec elle, se lancer dans une course à l’abime où le baryton, devenu conteur, assujettit son métal aux impératifs de la narration, imitant là le fils apeuré, là le père angoissé, et couronnant un récit haletant d’une note blafarde qui arrache à la salle des cris d’enthousiasme.
La troisième partie, formée par les bis, aurait pu ne pas avoir lieu. D’un geste définitif de la main, Ludovic Tézier, que l’on a senti physiquement crispé toute la soirée, salue et quitte la scène. Les applaudissements répétés le rappellent. Le dialogue s’engage avec le public. Une porte de loges claque au premier balcon. « C’est le Fantôme de l’Opéra » plaisante le chanteur. A un spectateur qui lui demande de répéter le titre de la mélodie qu’il vient d’annoncer – Zueignung –, « c’est de l’allemand » répond-il avant d’adresser une pensée à « nos frères berlinois ». « De l’italien ! », réclame un autre. « Non » réplique-t-il immédiatement mais « de l’opéra, tout de même » et « de nouveau en allemand », cette langue qui mieux que le français, ce soir, a mis en valeur l’extraordinaire palette de couleurs dont dispose le baryton. Une romance à l’étoile, fièrement liée et taillée à même le mot, laisse entrevoir la lignée de héros wagnériens qu’un tel chant pourrait engendrer : Telramund, Hans Sachs et, qui sait peut-être un jour, Wotan. Le voyage n’est pas terminé.