Si la qualité d’une artiste se mesure à l’étendue de son répertoire alors Karine Deshayes se classe assurément parmi les premières d’entre elles : mozartienne, rossinienne émérite – combien la France compte-t-elle de chanteuses capables de vocaliser avec autant d’aplomb ? –, Armida mémorable à Montpellier en début d’année mais aussi Roméo de Bellini à Marseille – les derniers feux du belcanto romantique – et Alceste le mois dernier sur la scène de l’Opéra de Lyon, alors tragédienne par la primauté accordée au texte, en français. Auparavant, Charlotte, Carmen, Hélène d’Offenbach ont aussi montré, s’il était nécessaire, la supériorité d’un interprète, homme ou femme, dès qu’il s’exprime dans sa langue maternelle.
Cantatrice à cheval sur les époques et les styles donc mais aussi sur les genres comme le prouve le programme de ce récital au Musée de l’Armée proposé dans le cadre de l’exposition France – Allemagne(s) : de la mélodie, française et allemande, mais rien que de la mélodie avec tout ce que cela signifie d’attention au mot et de symbiose avec l’accompagnateur, moins faire-valoir que partenaire lorsqu’il s’agit de Philippe Cassard, pianiste jupitérien, pour employer un adjectif à la mode, prenant le lead dès que la partition offre l’avantage à l’instrument – les accords sombres de Auf dem Kirchhofe tout comme le ressac douloureux de la Chanson perpétuelle.
Mais l’éclectisme n’est pas condition nécessaire à Karine Deshayes pour prétendre aux premières marches du podium. Il lui suffit d’ouvrir la bouche et la qualité suprême du chant s’impose, ne serait-ce que par la beauté intrinsèque du timbre, d’une rondeur parfaite, bleu comme une orange dirait Eluard. Le « luxe, calme et volupté » de L’invitation au voyage de Duparc prend alors un sens que d’autres ne peuvent donner autant à ressentir, parce que dotées d’une étoffe moins soyeuse. Les pages choisies, germaniques en première partie, françaises en seconde, flattent toutes les facettes d’un art à son sommet. Brahms met en avant un registre grave que l’on a dit parfois talon d’Achille mais qui ici ne laisse aucun doute sur la nature de la tessiture – mezzo-soprano –, et pourtant les Wesendonck Lieder en sollicitant l’aigu plus que de raison témoignent d’une étendue que la Chanson espagnole de Delibes, offerte en bis, confirmera, tout comme l’écriture d’une virtuosité provocante rappellera alors l’admirable technicienne.
Le son pour affirmer sa rotondité épanouie se doit parfois de prendre le pas sur le mot, non sur l’expression. Si le texte n’est pas toujours intelligible, l’intention demeure : chez Gounod, le souffle tiède du Soir, ébauche de l’ode de Sapho « Héro dans sa tour solitaire » et la douleur sourde de L’Absent ; chez Wagner, le désir tantôt trouble, tantôt rêveur ou soudain impérieux, lorsque l’émission s’élargit pour retrouver l’ampleur lyrique derrière laquelle se révèle, altière, la chanteuse d’opéra.
Duparc, en conclusion substantielle, effectue l’indispensable synthèse. Là, longueur et largeur se confondent, déclamation théâtrale et inspiration musicale s’unissent : l’oscillation immobile et scintillante de L’Invitation au voyage, pièce déjà citée car représentative du caractère luxueux et serein de la soirée, mais plus encore le marbre frémissant de Phidylé. Cette mélodie fut composée sur un poème de Leconte de Lisle, tout comme le délicat Colibri que Duparc dédia d’ailleurs à Chausson, appris par Karine Deshayes pour l’occasion et subtilement enfilé lors d’un ultime rappel, comme une perle supplémentaire à un collier de prix.