Alors qu’elle gagne enfin en célébrité avec le rôle de Vitellia (Paris, Madrid, Genève), Karina Gauvin reste rare en récital sur le sol français. Ambronay fait exception à la règle. Cette occasion de l’entendre dans un répertoire allant de Hambourg à Paris en passant par Londres et Venise était donc trop belle pour être manquée. Notre excitation redoubla en découvrant le programme du concert qui mêlait rôles signatures (Alcina) à de véritables prises de risque (Licori, Juno). Pas d’inédit cependant, nous nous contenterons des raretés, surtout ainsi interprétées.
Le premier air nous a pourtant laissé dubitatif : Graupner est un compositeur trop rarement joué pour que l’on boude notre plaisir, mais on sait que notre diva a perdu en agilité dans les traits rapides. Or la furie de Junon, typique de l’opéra hambourgeois de ce début du XVIIIe siècle et que l’on retrouvera dans l’air d’entrée d’Armida chez Handel, représente un sacré défi en ouverture. Si les invectives la trouvent déjà souveraine (« Drum Dido erwache ! ») les vocalises sont engorgées, la chanteuse passant elle-même physiquement en retrait le temps de naviguer dans ces lacis de croches. La réverbération du lieu la voit tantôt complétement couverte par l’orchestre, tantôt triomphant devant lui. La prononciation de l’allemand est cependant très précise et son adéquation stylistique à ce répertoire indubitable (on se souvient qu’elle enregistra une très belle Ariadne de Conradi à ses débuts). Ce n’est heureusement là qu’un tour de chauffe, une façon de secouer un instrument qui répondra merveilleusement tout le reste du concert et fera douter de l’âge de l’interprète. Pour l’avoir beaucoup entendu ces dernières années, nous pouvons affirmer qu’elle est ce soir dans une forme olympique !
Avec les airs de la Griselda de Scarlatti, elle réussit à stabiliser son émission et à retrouver ce son à la fois minéral et tremblant qui la caractérise. Face à la flûte, elle se montre attentive à purifier au maximum le son pour mieux répondre à l’atmosphère vaporeuse et funèbre du duo. Dans le second air, tout en élans retenus, son éloquence jamais empesée et son art de la déclamation donnent vie à l’hésitation permanente entre le récitatif et l’aria qui distingue ce morceau.
Dans le « Geloso tormento » d’Almira, faisant écho à la plainte du hautbois brutalement interrompue par les cordes, elle étire son souffle et le sculpte pour produire des jeux de volumes inattendus, faisant surgir brutalement l’émotion chez le spectateur. Lui demandant un effort de chaque instant, cette longue lamentation dame un peu le pion au « Spietati » de Rodelina, plus lisse et prévisible, que lors de sa récente interprétation au Théâtre des Champs-Elysées.
Après l’entracte, c’est une magicienne vénitienne en majesté qui entre en scène. On ne cessera d’admirer avec quelle puissance elle impose un personnage avant même d’ouvrir la bouche. Voyez ce rictus et ce menton relevé qui signalent la vilenie d’une Ersilia sure de ses sortilèges. Suivra la plus grande audace de ce concert : les insondables vocalises de Licori dans la Fida Ninfa. Avec une voix chauffée et surtout une ambiguïté sentimentale à exprimer, le manque de fluidité des vocalises se trouve sublimé dans la souffrance du personnage. Arguant que l’amour ne fait qu’empirer les douleurs provoquées par l’injustice du sort, on comprend parfaitement que notre nymphe vocalise ses contradictions intérieures autant que les tourments qu’elle ressent. Loin de se contenter donc de livrer une exécution propre de cet air redoutable, Karina Gauvin y produit des effets spectaculaires : ce « a » initial volontairement sali, rapproché de la voix parlé ; ces graves somptueux sur « dolor » ; ce da capo parfaitement adapté à ses moyens qui lui permet de redoubler d’expressivité via des variations toujours justifiées psychologiquement. Quant à l’attention portée à garder le même impact à ses vocalises qu’à son cantabile, elle fait complètement oublier la semi-réussite de l’air de Graupner.
Suit le « Ah, mio cor » d’Alcina : bien plus qu’un rôle dans ses cordes, il a certainement façonné la chanteuse qu’elle est aujourd’hui. Il est d’autant plus remarquable qu’elle choisisse d’en renouveler son interprétation ce soir, par des petits détails certes, mais qui font toujours mouche : ce rugissement avant son inutile sursaut de dignité et les souffles courts qui le suivent avant la reprise da capo. Dans l’expression également : elle ne suit plus une progression linéaire et les répétitions de la phrase initiale sont, sans transition, tantôt hébétées, menaçantes, suppliantes ou désemparées. Même le jeu de ses mains, tendues grandes ouvertes ou recroquevillées sur l’étole qui lui sert de coquille, traduit la phénoménale charge expressive qu’elle insuffle à cet air. Karina Gauvin chante ici dans un présent permanent, ignorant ce qui précède et ce qui suit, le personnage est saisi dans son immédiateté souffrante. Un cri qui durerait deux secondes dans la réalité est ici diffracté sur plusieurs minutes pour permettre au spectateur de le contempler sous toutes ses formes et de s’en trouver ému. Qu’aucun directeur d’opéra en France ne lui ai encore proposé ce rôle est d’une absurdité sans nom.
Après avoir plongé dans de tels abîmes, se saisir de l’humour de Rameau est nécessairement difficile. Elle chante donc l’air de la Folie dans Platée avec un aplomb et une luxuriance harmonique inédits, mais c’est simplement un très bel air italien inséré dans un opéra français, comme on en trouve beaucoup à l’époque, et non plus la délicieuse parodie bouffonne que l’on connait.
En guise de bis, la déploration solaire de la Reine de Saba lui permet de prouver qu’elle sait briller jusque dans le dépouillement harmonique et conférer de l’humanité et de la proximité à des personnages moins dramatiques. Elle termine sur un de ses bis favoris, l’air d’Almirena, qu’elle incarne de façon toujours aussi tellurique, refusant tout angélisme.
Ce tour de force, elle n’aurait pu l’accomplir sans l’excellent accompagnement du Concert de la Loge Olympique (n’en déplaise au CIO) dirigé du violon par Julien Chauvin. Avec un effectif respectable (18 musiciens, c’est plus que lors des derniers récitals handeliens à la Philharmonie de Paris), justice peut être rendue à tous ces compositeurs. La collégialité de l’ensemble saute aux yeux, l’épaisseur et le dynamisme des cordes, tout comme l’assertivité des vents offrent de superbes moments, jusque dans les morceaux instrumentaux, qui n’ont rien d’une musique d’attente entre deux airs. Les spectateurs curieux qui regarderont la retransmission de ce concert sur Culturebox remarqueront l’étrange habit dont se pare le hautbois pour doubler la flûte et concourir à la solennité du premier air de Scarlatti. Pour un programme qui ne sera donné que deux fois, cette attention au détail illustre tout le soin que Julien Chauvin porte à chacun de ses concerts.