La complicité qui lie Julie Fuchs à Alphonse Cemin est ancienne et connue. Elle a déjà porté de beaux fruits (le CD de mélodies de jeunesse de Debussy et de Mahler ; les récitals, dont celui de l’Athénée en 2019, celui d’Aix en juillet dernier). La soirée qu’ils offrent huit jours après la réouverture de l’Opéra d’Avignon est à marquer d’une pierre blanche. Une dizaine de pièces figuraient au programme, mais les ajouts et les bis auront abouti à doubler leur quantité. La cantatrice chante chez elle, et une salle comble l’attend avec impatience, qui se muera en ferveur enthousiaste : le bonheur est contagieux.
Pour commencer, comme elle en a l’habitude, Une petite cantate, de Barbara, délicieusement chantée à découvert, avant que le piano ose un petit contrechant qui se muera progressivement en un riche accompagnement. La qualité de la diction – une des constantes de son chant – retient l’attention autant que son timbre fruité et son expression exemplaire. Le Mozart des Nozze di Figaro d’abord : « Deh vieni non tardar », précédé de son récitatif, que chante Susanna ; puis, plus avant dans le programme, le duettino « Sull’ aria », où la Comtesse sera chantée par la remarquable Faustine Egiziano, sont autant de moments d’émotion et de bonheur. Cette dernière, Grand prix « Jeune Espoir » du dernier concours de chant d’Avignon, offre le redoutable air d’Elvire des Puritains (« Qui la voca soave – Vien diletto ») dont elle se joue du caractère virtuose. Le chant français n’est pas moins bien illustré par Julie Fuchs. De Cécile Chaminade, dont c’est la redécouverte, « Mignonne, allons voir si la rose » nous fait oublier toutes les autres versions par sa métrique souple, la délicatesse et le raffinement de son écriture. Manon (« Suis-je gentille ainsi ? – Obéissons, quand leur voix appelle ») puis Juliette confirment le sens dramatique comme le rayonnement, l’espièglerie, de notre diva dans le répertoire français. Signalons que les Avignonnais ont eu ainsi en primeur l’air « Dieu ! quel frisson » du Roméo et Juliette que Julie Fuchs chantera à l’Opéra Comique en décembre. Ajout bienvenu, la méditation de Thaïs, à laquelle le violon solo de l’Orchestre de l’Opéra apporte son concours. A l’égal des plus grandes voix, Julie Fuchs incarne Bajazet, l’empereur des Turcs, prisonnier de Tamerlano (de Vivaldi), modèle de chant baroque, chargé d’une émotion juste. La voix est extraordinairement longue, souple. Les modelés et la conduite en sont admirables. Dans le célèbre « Una voce poco fa », du Barbier de Séville, on ne sait qu’admirer le plus. L’expression de la phrase, la légèreté de l’ornementation, la beauté rayonnante d’un chant magistral, évident ? Une grande leçon d’élégance et de raffinement. Musette (« Quando m’en vo ») n’est pas moins touchante.
Le piano prend tout son sens comme partenaire, acteur essentiel et serviteur le plus fidèle du chant : le jeu est splendide, d’une intelligence musicale rare, servie par les phrasés, les articulations, la puissance et le raffinement. Une brève parenthèse pianistique (l’Hommage à Rameau, de Debussy), outre qu’elle est l’occasion pour la chanteuse de récupérer tous ses moyens et de changer de tenue, atteste les éminentes qualités d’Alphonse Cemin.
Tout ce que chantent Julie Fuchs et son accompagnateur nous transporte. L’excellence est au rendez-vous, des subtilités stylistiques du baroque à la chanson du XXe S, en passant par Mozart, le bel canto, le vérisme, le chant français. Nous avons fait le plus beau des voyages. L’enthousiasme de la salle ne fléchit pas au fil des très nombreux rappels et bis que les artistes offrent avec générosité. Paradoxe chargé d’humour : Ce sera notre héroïne – meneuse de revue – qui offrira les bouquets à ses trois partenaires de la soirée.