Il n’a jamais rien fait comme tout le monde. Depuis le tout début de sa carrière, Ian Bostridge cultive son originalité, ces façons de faire qui ne sont qu’à lui, et qui, à côté d’un évident talent, l’ont porté à côté de quelques autres au sommet de l’univers du Lied. On pardonnait ses excentricités, son étrange maintien en scène (ou doit-on plutôt parler d’absence de maintien ?) sa prononciation exagérément articulée, aux limites de la préciosité, ses attaques agressives, sa façon aussi de faire ressortir une syllabe comme pour réveiller l’auditeur, au risque de briser la ligne du chant. La voix est belle, reconnaissable entre toutes, riche de mille couleurs, l’homme est intelligent, très cultivé et musicien, que demander de plus…
Alors, était-ce un soir de méforme, ou déjà un signe du temps qui passe sur la voix après presque trente ans de carrière, toujours est-il que ce que nous avons entendu hier n’était plus en mesure de faire oublier tout le reste : le visage torturé de grimaces et de rictus du chanteur, comme s’il subissait Dieu sait quelle souffrance épouvantable, le corps comme secoué de spasmes, les mains nouées, le balancement d’un pied sur l’autre sans jamais trouver de position d’équilibre, un incessant remue-ménage à l’opposé de ce qu’on pourrait attendre – dans Schubert du moins – de simplicité et de sérénité et qui détourne tant l’attention qu’on finit par décider de fermer les yeux.
La voix elle aussi, a un peu de mal à trouver son équilibre : les aigus sont un peu moins souples, moins gouleyants que par le passé, la couleur des voyelles est souvent altérée, avec des A très assombris, et des I pointus comme des flèches. Les qualités qu’on lui connaît depuis toujours sont bien présentes cependant : richesse des couleurs, soin apporté aux détails, diction très claire, sens du texte et parfaite connaissance du romantisme allemand.
Et lorsqu’on ferme effectivement les yeux, ainsi débarrassé des mimiques du chanteur et de son encombrant manège, ce qu’on entend le mieux, et c’est un pur délice, c‘est le pianiste. Julius Drake, partenaire de Bostridge depuis de très nombreuses années, apporte par sa réconfortante présence, sa régularité, son sens de la phrase et sa vision toujours inspirée du texte, le climat musical et poétique qu’il faut ; si l’un n’est que charge, caricature et exagération, l’autre n’est que rondeur, mesure et poésie.
Balançant ainsi entre émerveillement et agacement, l’auditeur fait son miel de quelques moments choisis, un magnifique Lob der Tränen où le pianiste développe des merveilles de poésie, un délicieux Wiegenlied, également superbement accompagné, Die Sterne, grand moment de poésie, un exceptionnel Strophe aus « Die Götter Griechenlands », au prix de quelques autres moments très contestables, Rastlose Liebe rempli de pitreries qui cachent mal une certaine faiblesse vocale, Versunken attaqué avec violence et beaucoup trop rapidement, jusqu’au An dem Mond final où le chanteur, complètement déconcentré butte sur un mot – ça arrive – ne parvient pas à se reprendre, se prend la tête entre les mains dans un geste de désespoir. Imperturbable et souriant, Julius Drake sans s’interrompre rejoue l’introduction et le chanteur reprend, mais la magie, elle, a disparu pour de bon.