Enfin un concert entièrement consacré à Haendel pour celle qui a déjà enregistré six récitals consacrés à ce compositeur et onze intégrales de ses opéras. La salle était pleine pour l’entendre dans son répertoire de prédilection. C’est sans doute pour combler cette attente que le programme de la soirée fut peu original : à l’exception de l’air tiré de Solomon, Karina Gauvin n’est jamais sortie des sentiers battus. Mais qu’importe quand ces airs sont interprétés avec un tel génie.
Cela avait pourtant mal commencé : pour son entrée, la chanteuse choisit le redoutable « Da tempeste » de Cleopatra, exactement le genre d’airs insouciants dans lesquels elle peine à convaincre : au-delà de la nécessité pour la voix de se chauffer, toutes ces vocalises sont trop fines pour cette voix charnue. Les notes piquées qui devraient surprendre sont laborieuses, et les variations du da capo souvent inaudibles. On l’a déjà dit, c’est le seul vrai défaut de la dame, elle ne sait pas gazouiller. Heureusement le lamento de Rodelinda la retrouve sur son terrain de prédilection : le drame. Pour cet air quasi syllabique saccadé par la flûte où l’héroïne cherche en vain l’image de son amant au cimetière, Karina Gauvin sature la moindre phrase en expressivité, si bien qu’au détour d’une vocalise comme celle ouvrant le da capo, l’émotion assaille de façon fulgurante un auditeur chauffé à blanc.
L’air de la reine de Saba est plus polysémique, tantôt apaisé, tantôt mélancolique, il permet à notre reine du soir de jouer intelligemment des affects en subtiles variations, et de surprendre au coin d’un ultime « thou has taught » volontairement détimbré, comme si le savoir était aussi une souffrance pour cette reine auparavant frivole. La première partie se conclut sur un « Scherza in mar la navicella » époustouflant : le thème est le même que celui du « Da tempeste » mais ici l’héroïne lance un superbe défi au destin, ce ne sont pas les vocalises de l’insouciance mais bien celles de la combattivité. Il faut entendre avec quelle force elle emplit les voyelles de ses « fiera procella » et « perduta », c’est bien elle qui commande aux éléments.
Vient ensuite l’air de Morgana, « Tornami a vagheggiar », que l’on pourrait craindre trop léger pour elle, mais Karina Gauvin réussit à le colorer d’espoirs trop intenses pour ne pas être déçus et d’un éclat princier qui donne tout leur caractère impérieux à ces « te solo vuol amar » fiers de leur choix. Si sa Morgana rayonne d’un éclat inédit, son Alcina est une référence. Elle a chanté ce soir le « Ah mio cor » le plus vibrant que nous connaissions, mêlant en un va-et-vient harassant colère indignée et râles de douleur, en variant de façon infinie la répétition obsessionnelle des « Perchè ? ». L’actrice est alors à son plus haut : comme si le drame et le chant faisaient ployer son échine, elle semble constamment se relever tout en restant debout. C’est clairement la plus grande des Alcina. En comparaison le « Ah ! Crudel » d’Armida semble plus pauvre d’inspiration : Haendel y a mis moins de génie, mais Karina Gauvin pas moins d’enthousiasme. A peine l’air fini, on voit le visage endolori de l’interprète se relever de biais avec un sourire narquois pour entonner l’invocation aux furies du même personnage avec une violence et un relief qui feraient passer le THX sound effect pour un morceau chambriste. Ici aussi il faut entendre comme elle instille la stridence dans ses vocalises qui révèlent tout le malaise de la magicienne. C’est du théâtre fantastique avec la voix pour seul effet spécial.
En bis, le « Oh had I Juba’s lyre » sonne comme un robinet d’aigus tièdes après de tels sommets, et, toute attachée à l’exécution de vocalises trop aimables pour elle, elle en perd toute expressivité. Heureusement que le « Lascia chio pianga » offert en hommage aux victimes des attentats réçents lui permet de retrouver les sommets de son art tandis que le « sospiri la libertà » résonnait d’un echo particulier ce soir-là.
Cette soirée exceptionnelle l’était aussi du fait de la création d’un nouvel ensemble baroque : Le Concert de la loge olympique, dirigé du premier violon par Julien Chauvin, interprète bien connu du Cercle de l’Harmonie. Si le chef est encore timide et l’ensemble trop prudent (ouverture de Giulio Cesare), l’accompagnement des airs est d’un équilibre et d’une attention rare et contribue grandement au succès d’une chanteuse habituellement moins bien soutenue. On pourra certes reprocher quelques fausses notes à l’orgue, ou un manque de contrastes rythmiques, le professionnalisme de l’ensemble ne fait cependant aucun doute et laisse augurer de belles soirées.