Amis lecteurs, quel choc ! Plusieurs mois sans concerts font perdre à l’oreille un peu de sa mémoire ; ainsi, nous avions presque oublié ce que c’est que d’entendre, en vrai, une voix homogène et sonore, admirablement projetée sur toute la longueur de l’ambitus, déversant sans faiblir un généreux flot d’harmoniques. L’église d’Auvers-sur-Oise fut certes pour Van Gogh une source d’inspiration infinie ; elle paraît presque petite pour contenir sans le brider un instrument comme celui d’Elina Garanča. Pas de quoi bouder son plaisir cependant, d’autant que le programme de ce récital donné le cadre du Festival d’Auvers-sur-Oise privilégie des œuvres intimistes et adaptées à cet écrin. Schumann et Brahms ouvrent le bal. Dans ces pages qu’elle a enregistrées récemment, Garanca a parfois semblé sur la réserve. Elle confirme, ce soir, qu’elle ne fait pas partie pas de ces Liedersängerinnen qui cisèlent en orfèvre les contours de chaque mot, ni qu’elle est de celles qui transforment la moindre mélodie en un véritable monde intérieur, mais ses interprétations gagnent à être écoutées en direct. Moins vécue que regardée de loin, la profonde nostalgie des Frauenliebe und -leben s’en trouve magnifiée – « Du Ring an meinem Finger » surtout, qui avance sur le souffle comme le fantôme d’une berceuse d’antan. De même, la gravité naturelle des Brahms qui poursuivent cette première partie de soirée sied au timbre sombre de Garanča. « Liebertreu » ou « Verzagen » ne s’encombrent pas de sensiblerie, et même « Von ewiger Liebe » avance tête baissée, armé de solides phrasés et d’une implacable discipline – au point d’en oublier de libérer l’émotion et de varier les couleurs distillées par les mots.
Ce n’est rien de dire que l’atmosphère change après l’entracte. Elina Garanča a déjà chanté et enregistré plusieurs airs de zarzuela : si les pièces de Luna, de Barbier ou de Chapi (dont l’impétueux « Carceleras ») ne sont pas toutes inoubliables, elles ont l’avantage d’avoir sur la chanteuse un effet libérateur. Elle qui faisait assaut de sérieux dans le Lied s’autorise ici de multiples nuances. Une audace qu’elle n’oubliera pas pour « Mon cœur s’ouvre à ta voix », d’une remarquable souplesse rythmique, ni pour la « L’amour est un oiseau rebelle », où elle n’a pas besoin de plus de deux mesures pour dessiner une Carmen joueuse et fatale. Le public acclame debout et la chanteuse et son pianiste Maciej Pikulski, accompagnateur solide et nuancé mais aussi, le temps de deux interludes, interprète inspiré de transcriptions et paraphrases de Liszt. Les bis s’enchaînent – un « Babbino Caro » pour rire, puis un autre extrait de Carmen et, enfin, une brûlante Santuzza. On en oublie que le couvre-feu a été dépassé de quelques minutes !